L’affaire commenзa tard; Napolйon, nous l’avons expliquй, avait l’habitude de tenir toute l’artillerie dans sa main comme un pistolet, visant tantфt tel point, tantфt tel autre de la bataille, et il avait voulu attendre que les batteries attelйes pussent rouler et galoper librement; il fallait pour cela que le soleil parыt et sйchвt le sol. Mais le soleil ne parut pas. Ce n’йtait plus le rendez-vous d’Austerlitz. Quand le premier coup de canon fut tirй, le gйnйral anglais Colville regarda а sa montre et constata qu’il йtait onze heures trente-cinq minutes.
L’action s’engagea avec furie, plus de furie peut-кtre que l’empereur n’eыt voulu, par l’aile gauche franзaise sur Hougomont. En mкme temps Napolйon attaqua le centre en prйcipitant la brigade Quiot sur la Haie-Sainte, et Ney poussa l’aile droite franзaise contre l’aile gauche anglaise qui s’appuyait sur Papelotte.
L’attaque sur Hougomont avait quelque simulation: attirer lа Wellington, le faire pencher а gauche, tel йtait le plan. Ce plan eыt rйussi, si les quatre compagnies des gardes anglaises et les braves Belges de la division Perponcher n’eussent solidement gardй la position, et Wellington, au lieu de s’y masser, put se borner а y envoyer pour tout renfort quatre autres compagnies de gardes et un bataillon de Brunswick.
L’attaque de l’aile droite franзaise sur Papelotte йtait а fond; culbuter la gauche anglaise, couper la route de Bruxelles, barrer le passage aux Prussiens possibles, forcer Mont-Saint-Jean, refouler Wellington sur Hougomont, de lа sur Braine-l’Alleud, de lа sur Hal, rien de plus net. А part quelques incidents, cette attaque rйussit. Papelotte fut pris; la Haie-Sainte fut enlevйe.
Dйtail а noter. Il y avait dans l’infanterie anglaise, particuliиrement dans la brigade de Kempt, force recrues. Ces jeunes soldats, devant nos redoutables fantassins, furent vaillants; leur inexpйrience se tira intrйpidement d’affaire; ils firent surtout un excellent service de tirailleurs; le soldat en tirailleur, un peu livrй а lui-mкme, devient pour ainsi dire son propre gйnйral; ces recrues montrиrent quelque chose de l’invention et de la furie franзaises. Cette infanterie novice eut de la verve. Ceci dйplut а Wellington.
Aprиs la prise de la Haie-Sainte, la bataille vacilla.
Il y a dans cette journйe, de midi а quatre heures, un intervalle obscur; le milieu de cette bataille est presque indistinct et participe du sombre de la mкlйe. Le crйpuscule s’y fait. On aperзoit de vastes fluctuations dans cette brume, un mirage vertigineux, l’attirail de guerre d’alors presque inconnu aujourd’hui, les colbacks а flamme, les sabretaches flottantes, les buffleteries croisйes, les gibernes а grenade, les dolmans des hussards, les bottes rouges а mille plis, les lourds shakos enguirlandйs de torsades, l’infanterie presque noire de Brunswick mкlйe а l’infanterie йcarlate d’Angleterre, les soldats anglais ayant aux entournures pour йpaulettes de gros bourrelets blancs circulaires, les chevau-lйgers hanovriens avec leur casque de cuir oblong а bandes de cuivre et а criniиres de crins rouges, les Йcossais aux genoux nus et aux plaids quadrillйs, les grandes guкtres blanches de nos grenadiers, des tableaux, non des lignes stratйgiques, ce qu’il faut а Salvator Rosa[9], non ce qu’il faut а Gribeauval.
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Une certaine quantitй de tempкte se mкle toujours а une bataille. Quid obscurum, quid divinum[10]. Chaque historien trace un peu le linйament qui lui plaоt dans ces pкle-mкle. Quelle que soit la combinaison des gйnйraux, le choc des masses armйes a d’incalculables reflux; dans l’action, les deux plans des deux chefs entrent l’un dans l’autre et se dйforment l’un par l’autre. Tel point du champ de bataille dйvore plus de combattants que tel autre, comme ces sols plus ou moins spongieux qui boivent plus ou moins vite l’eau qu’on y jette. On est obligй de reverser lа plus de soldats qu’on ne voudrait. Dйpenses qui sont l’imprйvu. La ligne de bataille flotte et serpente comme un fil, les traоnйes de sang ruissellent illogiquement, les fronts des armйes ondoient, les rйgiments entrant ou sortant font des caps ou des golfes, tous ces йcueils remuent continuellement les uns devant les autres; oщ йtait l’infanterie, l’artillerie arrive; oщ йtait l’artillerie, accourt la cavalerie; les bataillons sont des fumйes. Il y avait lа quelque chose, cherchez, c’est disparu; les йclaircies se dйplacent; les plis sombres avancent et reculent; une sorte de vent du sйpulcre pousse, refoule, enfle et disperse ces multitudes tragiques. Qu’est-ce qu’une mкlйe? une oscillation. L’immobilitй d’un plan mathйmatique exprime une minute et non une journйe. Pour peindre une bataille, il faut de ces puissants peintres qui aient du chaos dans le pinceau; Rembrandt vaut mieux que Van Der Meulen. Van der Meulen, exact а midi, ment а trois heures. La gйomйtrie trompe; l’ouragan seul est vrai. C’est ce qui donne а Folard le droit de contredire Polybe. Ajoutons qu’il y a toujours un certain instant oщ la bataille dйgйnиre en combat, se particularise, et s’йparpille en d’innombrables faits de dйtails qui, pour emprunter l’expression de Napolйon lui-mкme, «appartiennent plutфt а la biographie des rйgiments qu’а l’histoire de l’armйe ». L’historien, en ce cas, a le droit йvident de rйsumй. Il ne peut que saisir les contours principaux de la lutte, et il n’est donnй а aucun narrateur, si consciencieux qu’il soit, de fixer absolument la forme de ce nuage horrible, qu’on appelle une bataille.
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Ceci, qui est vrai de tous les grands chocs armйs, est particuliиrement applicable а Waterloo.
Toutefois, dans l’aprиs-midi, а un certain moment, la bataille se prйcisa.
Chapitre VI
Quatre heures de l'aprиs-midi
Vers quatre heures, la situation de l'armйe anglaise йtait grave. Le prince d'Orange commandait le centre, Hill l'aile droite, Picton l'aile gauche. Le prince d'Orange, йperdu et intrйpide, criait aux Hollando-Belges: Nassau! Brunswick! jamais en arriиre! Hill, affaibli, venait s'adosser а Wellington, Picton йtait mort. Dans la mкme minute oщ les Anglais avaient enlevй aux Franзais le drapeau du 105иme de ligne, les Franзais avaient tuй aux Anglais le gйnйral Picton, d'une balle а travers la tкte. La bataille, pour Wellington, avait deux points d'appui, Hougomont et la Hale-Sainte; Hougomont tenait encore, mais brыlait; la Haie-Sainte йtait prise. Du bataillon allemand qui la dйfendait, quarante-deux hommes seulement survivaient; tous les officiers, moins cinq, йtaient morts ou pris. Trois mille combattants s'йtaient massacrйs dans cette grange. Un sergent des gardes anglaises, le premier boxeur de l'Angleterre, rйputй par ses compagnons invulnйrable, y avait йtй tuй par un petit tambour franзais. Baring йtait dйlogй. Alten йtait sabrй. Plusieurs drapeaux йtaient perdus, dont un de la division Alten, et un du bataillon de Lunebourg portй par un prince de la famille de Deux-Ponts. Les Йcossais gris n'existaient plus; les gros dragons de Ponsonby йtaient hachйs. Cette vaillante cavalerie avait pliй sous les lanciers de Bro et sous les cuirassiers de Travers; de douze cents chevaux il en restait six cents; des trois lieutenants-colonels, deux йtaient а terre, Hamilton blessй, Mater tuй. Ponsonby йtait tombй, trouй de sept coups de lance. Gordon йtait mort, Marsh йtait mort. Deux divisions, la cinquiиme et la sixiиme, йtaient dйtruites.
Hougomont entamй, la Haie-Sainte prise, il n'y avait plus qu'un nњud, le centre. Ce nњud-lа tenait toujours. Wellington le renforзa. Il y appela Hill qui йtait а Merbe-Braine, il y appela Chassй qui йtait а Braine-l'Alleud.
Le centre de l'armйe anglaise, un peu concave, trиs dense et trиs compact, йtait fortement situй. Il occupait le plateau de Mont-Saint-Jean, ayant derriиre lui le village et devant lui la pente, assez вpre alors. Il s'adossait а cette forte maison de pierre, qui йtait а cette йpoque un bien domanial de Nivelles et qui marque l'intersection des routes, masse du seiziиme siиcle si robuste que les boulets y ricochaient sans l'entamer. Tout autour du plateau, les Anglais avaient taillй за et lа les haies, fait des embrasures dans les aubйpines, mis une gueule de canon entre deux branches, crйnelй les buissons. Leur artillerie йtait en embuscade sous les broussailles. Ce travail punique, incontestablement autorisй par la guerre qui admet le piиge, йtait si bien fait que Haxo, envoyй par l'empereur а neuf heures du matin pour reconnaоtre les batteries ennemies, n'en avait rien vu, et йtait revenu dire а Napolйon qu'il n'y avait pas d'obstacle, hors les deux barricades barrant les routes de Nivelles et de Genappe. C'йtait le moment oщ la moisson est haute; sur la lisiиre du plateau, un bataillon de la brigade de Kempt, le 951, armй de carabines, йtait couchй dans les grands blйs.
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Ainsi assurй et contre-butй, le centre de l'armйe anglo-hollandaise йtait en bonne posture.
Le pйril de cette position йtait la forкt de Soignes, alors contiguл au champ de bataille et coupйe par les йtangs de Grњnendael et de Boitsfort. Une armйe n'eыt pu y reculer sans se dissoudre; les rйgiments s'y fussent tout de suite dйsagrйgйs. L'artillerie s'y fыt perdue dans les marais. La retraite, selon l'opinion de plusieurs hommes du mйtier, contestйe par d'autres, il est vrai, eыt йtй lа un sauve-qui-peut.
Wellington ajouta а ce centre une brigade de Chassй, фtйe а l'aile droite, et une brigade de Wincke, фtйe а l'aile gauche, plus la division Clinton. А ses Anglais, aux rйgiments de Halkett, а la brigade de Mitchell, aux gardes de Maitland, il donna comme йpaulements et contreforts l'infanterie de Brunswick, le contingent de Nassau, les Hanovriens de Kielmansegge et les Allemands d'Ompteda. Cela lui mit sous la main vingt-six bataillons. L'aile droite, comme dit Charras, fut rabattue derriиre le centre. Une batterie йnorme йtait masquйe par des sacs а terre а l'endroit oщ est aujourd'hui ce qu'on appelle «le musйe de Waterloo ». Wellington avait en outre dans un pli de terrain les dragons-gardes de Somerset, quatorze cents chevaux. C'йtait l'autre moitiй de cette cavalerie anglaise, si justement cйlиbre. Ponsonby dйtruit, restait Somerset.
La batterie, qui, achevйe, eыt йtй presque une redoute, йtait disposйe derriиre un mur de jardin trиs bas, revкtu а la hвte d'une chemise de sacs de sable et d'un large talus de terre. Cet ouvrage n'йtait pas fini; on n'avait pas eu le temps de le palissader.
Wellington, inquiet, mais impassible, йtait а cheval, et y demeura toute la journйe dans la mкme attitude, un peu en avant du vieux moulin de Mont-Saint-Jean, qui existe encore, sous un orme qu'un Anglais, depuis, vandale enthousiaste, a achetй deux cents francs, sciй et emportй. Wellington fut lа froidement hйroпque. Les boulets pleuvaient. L'aide de camp Gordon venait de tomber а cфtй de lui. Lord Hill, lui montrant un obus qui йclatait, lui dit: – Mylord, quelles sont vos instructions, et quels ordres nous laissez-vous si vous vous faites tuer? – De faire comme moi, rйpondit Wellington. А Clinton, il dit laconiquement: – Tenir ici jusqu'au dernier homme. – La journйe visiblement tournait mal. Wellington criait а ses anciens compagnons de Talavera, de Vitoria et de Salamanque: – Boys (garзons)! est-ce qu'on peut songer а lвcher pied? pensez а la vieille Angleterre!
Vers quatre heures, la ligne anglaise s'йbranla en arriиre. Tout а coup on ne vit plus sur la crкte du plateau que l'artillerie et les tirailleurs, le reste disparut; les rйgiments, chassйs par les obus et les boulets franзais, se repliиrent dans le fond que coupe encore aujourd'hui le sentier de service de la ferme de Mont-Saint-Jean, un mouvement rйtrograde se fit, le front de bataille anglais se dйroba, Wellington recula. – Commencement de retraite! cria Napolйon.
Chapitre VII
Napolйon de belle humeur
L'empereur, quoique malade et gкnй а cheval par une souffrance locale, n'avait jamais йtй de si bonne humeur que ce jour-lа. Depuis le matin, son impйnйtrabilitй souriait. Le 18 juin 1815, cette вme profonde, masquйe de marbre, rayonnait aveuglйment. L'homme qui avait йtй sombre а Austerlitz fut gai а Waterloo. Les plus grands prйdestinйs font de ces contre-sens. Nos joies sont de l'ombre. Le suprкme sourire est а Dieu.
Ridet Caesar, Pompeius flebit[11], disaient les lйgionnaires de la lйgion Fulminatrix. Pompйe cette fois ne devait pas pleurer, mais il est certain que Cйsar riait.
Dиs la veille, la nuit, а une heure, explorant а cheval, sous l'orage et sous la pluie, avec Bertrand, les collines qui avoisinent Rossomme, satisfait de voir la longue ligne des feux anglais illuminant tout l'horizon de Frischemont а Braine-l'Alleud, il lui avait semblй que le destin, assignй par lui а jour fixe sur ce champ de Waterloo, йtait exact; il avait arrкtй son cheval, et йtait demeurй quelque temps immobile, regardant les йclairs, йcoutant le tonnerre, et on avait entendu ce fataliste jeter dans l'ombre cette parole mystйrieuse: «Nous sommes d'accord. » Napolйon se trompait. Ils n'йtaient plus d'accord.
Il n'avait pas pris une minute de sommeil, tous les instants de cette nuit-lа avaient йtй marquйs pour lui par une joie. Il avait parcouru toute la ligne des grand'gardes, en s'arrкtent за et lа pour parler aux vedettes. А deux heures et demie, prиs du bois d'Hougomont, il avait entendu le pas d'une colonne en marche; il avait cru un moment а la reculade de Wellington. Il avait dit а Bertrand: C'est l'arriиre-garde anglaise qui s'йbranle pour dйcamper. Je ferai prisonniers les six mille Anglais qui viennent d'arriver а Ostende. Il causait avec expansion; il avait retrouvй cette verve du dйbarquement du 1er mars, quand il montrait au grand-marйchal le paysan enthousiaste du golfe Juan, en s'йcriant: – Eh bien, Bertrand, voilа dйjа du renfort! La nuit du 17 au 18 juin, il raillait Wellington. – Ce petit Anglais a besoin d'une leзon, disait Napolйon. La pluie redoublait, il tonnait pendant que l'empereur parlait.
А trois heures et demie du matin, il avait perdu une illusion; des officiers envoyйs en reconnaissance lui avaient annoncй que l'ennemi ne faisait aucun mouvement. Rien ne bougeait; pas un feu de bivouac n'йtait йteint. L'armйe anglaise dormait. Le silence йtait profond sur la terre; il n'y avait de bruit que dans le ciel. А quatre heures, un paysan lui avait йtй amenй par les coureurs; ce paysan avait servi de guide а une brigade de cavalerie anglaise, probablement la brigade Vivian, qui allait prendre position au village d'Ohain, а l'extrкme gauche. А cinq heures, deux dйserteurs belges lui avaient rapportй qu'ils venaient de quitter leur rйgiment, et que l'armйe anglaise attendait la bataille. Tant mieux! s'йtait йcriй Napolйon. J'aime encore mieux les culbuter que les refouler.
Le matin, sur la berge qui fait l'angle du chemin de Plancenoit, il avait mis pied а terre dans la boue, s'йtait fait apporter de la ferme de Rossomme une table de cuisine et une chaise de paysan, s'йtait assis, avec une botte de paille pour tapis, et avait dйployй sur la table la carte du champ de bataille, en disant а Soult: Joli йchiquier!
Par suite des pluies de la nuit, les convois de vivres, empкtrйs dans des routes dйfoncйes, n'avaient pu arriver le matin, le soldat n'avait pas dormi, йtait mouillй, et йtait а jeun; cela n'avait pas empкchй Napolйon de crier allйgrement а Ney: Nous avons quatre-vingt-dix chances sur cent. А huit heures, on avait apportй le dйjeuner de l'empereur. Il y avait invitй plusieurs gйnйraux. Tout en dйjeunant, on avait racontй que Wellington йtait l'avant-veille au bal а Bruxelles, chez la duchesse de Richmond, et Soult, rude homme de guerre avec une figure d'archevкque, avait dit: Le bal, c'est aujourd'hui. L'empereur avait plaisantй Ney qui disait: Wellington ne sera pas assez simple pour attendre Votre Majestй. C'йtait lа d'ailleurs sa maniиre. Il badinait volontiers, dit Fleury de Chaboulon. Le fond de son caractиre йtait une humeur enjouйe, dit Gourgaud. Il abondait en plaisanteries, plutфt bizarres que spirituelles, dit Benjamin Constant. Ces gaоtйs de gйant valent la peine qu'on y insiste. C'est lui qui avait appelй ses grenadiers «les grognards »; il leur pinзait l'oreille, il leur tirait la moustache. L'empereur ne faisait que nous faire des niches; ceci est un mot de l'un d'eux. Pendant le mystйrieux trajet de l'оle d'Elbe en France, le 27 fйvrier, en pleine mer, le brick de guerre franзais le Zйphir ayant rencontrй le brick l' Inconstant oщ Napolйon йtait cachй et ayant demandй а l' Inconstant des nouvelles de Napolйon, l'empereur, qui avait encore en ce moment-lа а son chapeau la cocarde blanche et amarante semйe d'abeilles, adoptйe par lui а l'оle d'Elbe, avait pris en riant le porte-voix et avait rйpondu lui-mкme: L'empereur se porte bien. Qui rit de la sorte est en familiaritй avec les йvйnements. Napolйon avait eu plusieurs accиs de ce rire pendant le dйjeuner de Waterloo. Aprиs le dйjeuner il s'йtait recueilli un quart d'heure, puis deux gйnйraux s'йtaient assis sur la botte de paille, une plume а la main, une feuille de papier sur le genou, et l'empereur leur avait dictй l'ordre de bataille.
А neuf heures, а l'instant oщ l'armйe franзaise, йchelonnйe et mise en mouvement sur cinq colonnes, s'йtait dйployйe, les divisions sur deux lignes, l'artillerie entre les brigades, musique en tкte, battant aux champs, avec les roulements des tambours et les sonneries des trompettes, puissante, vaste, joyeuse, mer de casques, de sabres et de bayonnettes [12] sur l'horizon, l'empereur, йmu, s'йtait йcriй а deux reprises: Magnifique! magnifique!
De neuf heures а dix heures et demie, toute l'armйe, ce qui semble incroyable, avait pris position et s'йtait rangйe sur six lignes, formant, pour rйpйter l'expression de l'empereur, «la figure de six V ». Quelques instants aprиs la formation du front de bataille, au milieu de ce profond silence de commencement d'orage qui prйcиde les mкlйes, voyant dйfiler les trois batteries de douze, dйtachйes sur son ordre des trois corps de d'Erlon, de Reille et de Lobau, et destinйes а commencer l'action en battant Mont-Saint-Jean oщ est l'intersection des routes de Nivelles et de Genappe, l'empereur avait frappй sur l'йpaule de Haxo en lui disant: Voilа vingt-quatre belles filles, gйnйral.
Sыr de l'issue, il avait encouragй d'un sourire, а son passage devant lui, la compagnie de sapeurs du premier corps, dйsignйe par lui pour se barricader dans Mont-Saint-Jean, sitфt le village enlevй. Toute cette sйrйnitй n'avait йtй traversйe que par un mot de pitiй hautaine; en voyant а sa gauche, а un endroit oщ il y a aujourd'hui une grande tombe, se masser avec leurs chevaux superbes ces admirables Йcossais gris, il avait dit: C'est dommage.
Puis il йtait montй а cheval, s'йtait portй en avant de Rossomme, et avait choisi pour observatoire une йtroite croupe de gazon а droite de la route de Genappe а Bruxelles, qui fut sa seconde station pendant la bataille. La troisiиme station, celle de sept heures du soir, entre la Belle-Alliance et la Haie-Sainte, est redoutable; c'est un tertre assez йlevй qui existe encore et derriиre lequel la garde йtait massйe dans une dйclivitй de la plaine. Autour de ce tertre, les boulets ricochaient sur le pavй de la chaussйe jusqu'а Napolйon. Comme а Brienne, il avait sur sa tкte le sifflement des balles et des biscayens. On a ramassй, presque а l'endroit oщ йtaient les pieds de son cheval, des boulets vermoulus, de vieilles lames de sabre et des projectiles informes, mangйs de rouille. Scabra rubigine[13]. Il y a quelques annйes, on y a dйterrй un obus de soixante, encore chargй, dont la fusйe s'йtait brisйe au ras de la bombe. C'est а cette derniиre station que l'empereur disait а son guide Lacoste, paysan hostile, effarй, attachй а la selle d'un hussard, se retournant а chaque paquet de mitraille, et tвchant de se cacher derriиre lui: – Imbйcile! c'est honteux, tu vas te faire tuer dans le dos. Celui qui йcrit ces lignes, a trouvй lui-mкme dans le talus friable de ce tertre, en creusant le sable, les restes du col d'une bombe dйsagrйgйs par l'oxyde de quarante-six annйes[14], et de vieux tronзons de fer qui cassaient comme des bвtons de sureau entre ses doigts.
Les ondulations des plaines diversement inclinйes oщ eut lieu la rencontre de Napolйon et de Wellington ne sont plus, personne ne l'ignore, ce qu'elles йtaient le 18 juin 1815. En prenant а ce champ funиbre de quoi lui faire un monument, on lui a фtй son relief rйel, et l'histoire, dйconcertйe, ne s'y reconnaоt plus. Pour le glorifier, on l'a dйfigurй. Wellington, deux ans aprиs, revoyant Waterloo, s'est йcriй: On m'a changй mon champ de bataille. Lа oщ est aujourd'hui la grosse pyramide de terre surmontйe du lion, il y avait une crкte qui, vers la route de Nivelles, s'abaissait en rampe praticable, mais qui, du cфtй de la chaussйe de Genappe, йtait presque un escarpement. L'йlйvation de cet escarpement peut encore кtre mesurйe aujourd'hui par la hauteur des deux tertres des deux grandes sйpultures qui encaissent la route de Genappe а Bruxelles; l'une, le tombeau anglais, а gauche; l'autre, le tombeau allemand, а droite. Il n'y a point de tombeau franзais. Pour la France, toute cette plaine est sйpulcre. Grвce aux mille et mille charretйes de terre employйes а la butte de cent cinquante pieds de haut et d'un demi-mille de circuit, le plateau de Mont-Saint-Jean est aujourd'hui accessible en pente douce; le jour de la bataille, surtout du cфtй de la Haie-Sainte, il йtait d'un abord вpre et abrupt. Le versant lа йtait si inclinй que les canons anglais ne voyaient pas au-dessous d'eux la ferme situйe au fond du vallon, centre du combat. Le 18 juin 1815, les pluies avaient encore ravinй cette roideur, la fange compliquait la montйe, et non seulement on gravissait, mais on s'embourbait. Le long de la crкte du plateau courait une sorte de fossй impossible а deviner pour un observateur lointain.
Qu'йtait-ce que ce fossй? Disons-le. Braine-l'Alleud est un village de Belgique, Ohain en est un autre. Ces villages, cachйs tous les deux dans des courbes de terrain, sont joints par un chemin d'une lieue et demie environ qui traverse une plaine а niveau ondulant, et souvent entre et s'enfonce dans des collines comme un sillon, ce qui fait que sur divers points cette route est un ravin. En 1815, comme aujourd'hui, cette route coupait la crкte du plateau de Mont-Saint-Jean entre les deux chaussйes de Genappe et de Nivelles; seulement, elle est aujourd'hui de plain-pied avec la plaine; elle йtait alors chemin creux. On lui a pris ses deux talus pour la butte-monument. Cette route йtait et est encore une tranchйe dans la plus grande partie de son parcours; tranchйe creuse quelquefois d'une douzaine de pieds et dont les talus trop escarpйs s'йcroulaient за et lа, surtout en hiver, sous les averses. Des accidents y arrivaient. La route йtait si йtroite а l'entrйe de Braine-l'Alleud qu'un passant y avait йtй broyй par un chariot, comme le constate une croix de pierre debout prиs du cimetiиre qui donne le nom du mort, Monsieur Bernard Debrye, marchand а Bruxelles, et la date de l'accident, fйvrier 1637 [15]. Elle йtait si profonde sur le plateau du Mont-Saint-Jean qu'un paysan, Mathieu Nicaise, y avait йtй йcrasй en 1783 par un йboulement du talus, comme le constatait une autre croix de pierre dont le faоte a disparu dans les dйfrichements, mais dont le piйdestal renversй est encore visible aujourd'hui sur la pente du gazon а gauche de la chaussйe entre la Haie-Sainte et la ferme de Mont-Saint-Jean.
Un jour de bataille, ce chemin creux dont rien n'avertissait, bordant la crкte de Mont-Saint-Jean, fossй au sommet de l'escarpement, orniиre cachйe dans les terres, йtait invisible, c'est-а-dire terrible.
Chapitre VIII
L'empereur fait une question au guide Lacoste[16]
Donc, le matin de Waterloo, Napolйon йtait content.
Il avait raison; le plan de bataille conзu par lui, nous l'avons constatй, йtait en effet admirable.
Une fois la bataille engagйe, ses pйripйties trиs diverses, la rйsistance d'Hougomont, la tйnacitй de la Haie-Sainte, Bauduin tuй, Foy mis hors de combat, la muraille inattendue oщ s'йtait brisйe la brigade Soye, l'йtourderie fatale de Guilleminot n'ayant ni pйtards ni sacs а poudre, l'embourbement des batteries, les quinze piиces sans escorte culbutйes par Uxbridge dans un chemin creux, le peu d'effet des bombes tombant dans les lignes anglaises, s'y enfouissant dans le sol dйtrempй par les pluies et ne rйussissant qu'а y faire des volcans de boue, de sorte que la mitraille se changeait en йclaboussure, l'inutilitй de la dйmonstration de Pirй sur Braine-l'Alleud, toute cette cavalerie, quinze escadrons, а peu prиs annulйe, l'aile droite anglaise mal inquiйtйe, l'aile gauche mal entamйe, l'йtrange malentendu de Ney massant, au lieu de les йchelonner, les quatre divisions du premier corps, des йpaisseurs de vingt-sept rangs et des fronts de deux cents hommes livrйs de la sorte а la mitraille, l'effrayante trouйe des boulets dans ces masses, les colonnes d'attaque dйsunies, la batterie d'йcharpe brusquement dйmasquйe sur leur flanc Bourgeois, Donzelot et Durutte compromis, Quiot repoussй, le lieutenant Vieux, cet hercule sorti de l'йcole polytechnique, blessй au moment oщ il enfonзait а coups de hache la porte de la Haie-Sainte sous le feu plongeant de la barricade anglaise barrant le coude de la route de Genappe а Bruxelles, la division Marcognet, prise entre l'infanterie et la cavalerie, fusillйe а bout portant dans les blйs par Best et Pack, sabrйe par Ponsonby, sa batterie de sept piиces enclouйe, le prince de Saxe-Weimar tenant et gardant, malgrй le comte d'Erlon, Frischemont et Smohain, le drapeau du 105иme pris, le drapeau du 45иme pris, ce hussard noir prussien arrкtй par les coureurs de la colonne volante de trois cents chasseurs battant l'estrade entre Wavre et Plancenoit, les choses inquiйtantes que ce prisonnier avait dites, le retard de Grouchy, les quinze cents hommes tuйs en moins d'une heure dans le verger d'Hougomont, les dix-huit cents hommes couchйs en moins de temps encore autour de la Haie-Sainte, tous ces incidents orageux, passant comme les nuйes de la bataille devant Napolйon, avaient а peine troublй son regard et n'avaient point assombri cette face impйriale de la certitude. Napolйon йtait habituй а regarder la guerre fixement; il ne faisait jamais chiffre а chiffre l'addition poignante du dйtail; les chiffres lui importaient peu, pourvu qu'ils donnassent ce total: victoire; que les commencements s'йgarassent, il ne s'en alarmait point, lui qui se croyait maоtre et possesseur de la fin; il savait attendre, se supposant hors de question, et il traitait le destin d'йgal а йgal. Il paraissait dire au sort: tu n'oserais pas.
Mi-parti lumiиre et ombre, Napolйon se sentait protйgй dans le bien et tolйrй dans le mal. Il avait, ou croyait avoir pour lui, une connivence, on pourrait presque dire une complicitй des йvйnements, йquivalente а l'antique invulnйrabilitй.
Pourtant, quand on a derriиre soi la Bйrйsina, Leipsick et Fontainebleau, il semble qu'on pourrait se dйfier de Waterloo. Un mystйrieux froncement de sourcil devient visible au fond du ciel.
Au moment oщ Wellington rйtrograda, Napolйon tressaillit. Il vit subitement le plateau de Mont-Saint-Jean se dйgarnir et le front de l'armйe anglaise disparaоtre. Elle se ralliait, mais se dйrobait. L'empereur se souleva а demi sur ses йtriers. L'йclair de la victoire passa dans ses yeux.
Wellington acculй а la forкt de Soignes et dйtruit, c'йtait le terrassement dйfinitif de l'Angleterre par la France; c'йtait Crйcy, Poitiers, Malplaquet et Ramillies vengйs. L'homme de Marengo raturait Azincourt.
L'empereur alors, mйditant la pйripйtie terrible, promena une derniиre fois sa lunette sur tous les points du champ de bataille. Sa garde, l'arme au pied derriиre lui, l'observait d'en bas avec une sorte de religion. Il songeait; il examinait les versants, notait les pentes, scrutait le bouquet d'arbres, le carrй de seigles, le sentier; il semblait compter chaque buisson. Il regarda avec quelque fixitй les barricades anglaises des deux chaussйes, deux larges abatis d'arbres, celle de la chaussйe de Genappe au-dessus de la Haie-Sainte, armйe de deux canons, les seuls de toute l'artillerie anglaise qui vissent le fond du champ de bataille, et celle de la chaussйe de Nivelles oщ йtincelaient les bayonnettes hollandaises de la brigade Chassй. Il remarqua prиs de cette barricade la vieille chapelle de Saint-Nicolas peinte en blanc qui est а l'angle de la traverse vers Braine-l'Alleud. Il se pencha et parla а demi-voix au guide Lacoste. Le guide fit un signe de tкte nйgatif, probablement perfide.