Livre premier – Waterloo 3 глава




L'empereur se redressa et se recueillit.

 

Wellington avait reculй. Il ne restait plus qu'а achever ce recul par un йcrasement. Napolйon, se retournant brusquement, expйdia une estafette а franc йtrier а Paris pour y annoncer que la bataille йtait gagnйe.

 

Napolйon йtait un de ces gйnies d'oщ sort le tonnerre.

 

Il venait de trouver son coup de foudre.

 

Il donna l'ordre aux cuirassiers de Milhaud d'enlever le plateau de Mont-Saint-Jean.

Chapitre IX
L'inattendu

Ils йtaient trois mille cinq cents. Ils faisaient un front d'un quart de lieue. C'йtaient des hommes gйants sur des chevaux colosses. Ils йtaient vingt-six escadrons; et ils avaient derriиre eux, pour les appuyer, la division de Lefebvre-Desnouettes, les cent six gendarmes d'йlite, les chasseurs de la garde, onze cent quatre-vingt-dix-sept hommes, et les lanciers de la garde, huit cent quatre-vingts lances. Ils portaient le casque sans crins et la cuirasse de fer battu, avec les pistolets d'arзon dans les fontes et le long sabre-йpйe. Le matin toute l'armйe les avait admirйs quand, а neuf heures, les clairons sonnant, toutes les musiques chantant Veillons au salut de l'empire[17], ils йtaient venus, colonne йpaisse, une de leurs batteries а leur flanc, l'autre а leur centre, se dйployer sur deux rangs entre la chaussйe de Genappe et Frischemont, et prendre leur place de bataille dans cette puissante deuxiиme ligne, si savamment composйe par Napolйon, laquelle, ayant а son extrйmitй de gauche les cuirassiers de Kellermann et а son extrйmitй de droite les cuirassiers de Milhaud, avait, pour ainsi dire, deux ailes de fer.

 

L'aide de camp Bernard leur porta l'ordre de l'empereur. Ney tira son йpйe et prit la tкte. Les escadrons йnormes s'йbranlиrent.

 

Alors on vit un spectacle formidable.

 

Toute cette cavalerie, sabres levйs, йtendards et trompettes au vent, formйe en colonne par division, descendit, d'un mкme mouvement et comme un seul homme, avec la prйcision d'un bйlier de bronze qui ouvre une brиche, la colline de la Belle-Alliance, s'enfonзa dans le fond redoutable oщ tant d'hommes dйjа йtaient tombйs, y disparut dans la fumйe, puis, sortant de cette ombre, reparut de l'autre cфtй du vallon, toujours compacte et serrйe, montant au grand trot, а travers un nuage de mitraille crevant sur elle, l'йpouvantable pente de boue du plateau de Mont-Saint-Jean. Ils montaient, graves, menaзants, imperturbables; dans les intervalles de la mousqueterie et de l'artillerie, on entendait ce piйtinement colossal. Йtant deux divisions, ils йtaient deux colonnes; la division Wathier avait la droite, la division Delord avait la gauche. On croyait voir de loin s'allonger vers la crкte du plateau deux immenses couleuvres d'acier. Cela traversa la bataille comme un prodige.

 

Rien de semblable ne s'йtait vu depuis la prise de la grande redoute de la Moskowa par la grosse cavalerie; Murat y manquait, mais Ney s'y retrouvait. Il semblait que cette masse йtait devenue monstre et n'eыt qu'une вme. Chaque escadron ondulait et se gonflait comme un anneau du polype. On les apercevait а travers une vaste fumйe dйchirйe за et lа. Pкle-mкle de casques, de cris, de sabres, bondissement orageux des croupes des chevaux dans le canon et la fanfare, tumulte disciplinй et terrible; lа-dessus les cuirasses, comme les йcailles sur l'hydre.

 

Ces rйcits semblent d'un autre вge. Quelque chose de pareil а cette vision apparaissait sans doute dans les vieilles йpopйes orphiques racontant les hommes-chevaux, les antiques hippanthropes, ces titans а face humaine et а poitrail йquestre dont le galop escalada l'Olympe, horribles, invulnйrables, sublimes; dieux et bкtes.

 

Bizarre coпncidence numйrique, vingt-six bataillons allaient recevoir ces vingt-six escadrons. Derriиre la crкte du plateau, а l'ombre de la batterie masquйe, l'infanterie anglaise, formйe en treize carrйs, deux bataillons par carrй, et sur deux lignes, sept sur la premiиre, six sur la seconde, la crosse а l'йpaule, couchant en joue ce qui allait venir, calme, muette, immobile, attendait. Elle ne voyait pas les cuirassiers et les cuirassiers ne la voyaient pas. Elle йcoutait monter cette marйe d'hommes. Elle entendait le grossissement du bruit des trois mille chevaux, le frappement alternatif et symйtrique des sabots au grand trot, le froissement des cuirasses, le cliquetis des sabres, et une sorte de grand souffle farouche. Il y eut un silence redoutable, puis, subitement, une longue file de bras levйs brandissant des sabres apparut au-dessus de la crкte, et les casques, et les trompettes, et les йtendards, et trois mille tкtes а moustaches grises criant: vive l'empereur! toute cette cavalerie dйboucha sur le plateau, et ce fut comme l'entrйe d'un tremblement de terre.

 

Tout а coup, chose tragique, а la gauche des Anglais, а notre droite, la tкte de colonne des cuirassiers se cabra avec une clameur effroyable. Parvenus au point culminant de la crкte, effrйnйs, tout а leur furie et а leur course d'extermination sur les carrйs et les canons, les cuirassiers venaient d'apercevoir entre eux et les Anglais un fossй, une fosse. C'йtait le chemin creux d'Ohain.

 

L'instant fut йpouvantable. Le ravin йtait lа, inattendu, bйant, а pic sous les pieds des chevaux, profond de deux toises entre son double talus; le second rang y poussa le premier, et le troisiиme y poussa le second; les chevaux se dressaient, se rejetaient en arriиre, tombaient sur la croupe, glissaient les quatre pieds en l'air, pilant et bouleversant les cavaliers, aucun moyen de reculer, toute la colonne n'йtait plus qu'un projectile, la force acquise pour йcraser les Anglais йcrasa les Franзais, le ravin inexorable ne pouvait se rendre que comblй, cavaliers et chevaux y roulиrent pкle-mкle se broyant les uns sur les autres, ne faisant qu'une chair dans ce gouffre, et, quand cette fosse fut pleine d'hommes vivants, on marcha dessus et le reste passa. Presque un tiers de la brigade Dubois croula dans cet abоme.

 

Ceci commenзa la perte de la bataille.

 

Une tradition locale, qui exagиre йvidemment, dit que deux mille chevaux et quinze cents hommes furent ensevelis dans le chemin creux d'Ohain. Ce chiffre vraisemblablement comprend tous les autres cadavres qu'on jeta dans ce ravin le lendemain du combat.

 

Notons en passant que c'йtait cette brigade Dubois, si funestement йprouvйe, qui, une heure auparavant, chargeant а part, avait enlevй le drapeau du bataillon de Lunebourg.

 

Napolйon, avant d'ordonner cette charge des cuirassiers de Milhaud, avait scrutй le terrain, mais n'avait pu voir ce chemin creux qui ne faisait pas mкme une ride а la surface du plateau. Averti pourtant et mis en йveil par la petite chapelle blanche qui en marque l'angle sur la chaussйe de Nivelles, il avait fait, probablement sur l'йventualitй d'un obstacle, une question au guide Lacoste. Le guide avait rйpondu non. On pourrait presque dire que de ce signe de tкte d'un paysan est sortie la catastrophe de Napolйon.

 

D'autres fatalitйs encore devaient surgir.

 

Йtait-il possible que Napolйon gagnвt cette bataille? Nous rйpondons non. Pourquoi? А cause de Wellington? а cause de Blьcher? Non. А cause de Dieu.

 

Bonaparte vainqueur а Waterloo, ceci n'йtait plus dans la loi du dix-neuviиme siиcle. Une autre sйrie de faits se prйparait, oщ Napolйon n'avait plus de place. La mauvaise volontй des йvйnements s'йtait annoncйe de longue date.

 

Il йtait temps que cet homme vaste tombвt.

 

L'excessive pesanteur de cet homme dans la destinйe humaine troublait l'йquilibre. Cet individu comptait а lui seul plus que le groupe universel. Ces plйthores de toute la vitalitй humaine concentrйe dans une seule tкte, le monde montant au cerveau d'un homme, cela serait mortel а la civilisation si cela durait. Le moment йtait venu pour l'incorruptible йquitй suprкme d'aviser. Probablement les principes et les йlйments, d'oщ dйpendent les gravitations rйguliиres dans l'ordre moral comme dans l'ordre matйriel, se plaignaient. Le sang qui fume, le trop-plein des cimetiиres, les mиres en larmes, ce sont des plaidoyers redoutables. Il y a, quand la terre souffre d'une surcharge, de mystйrieux gйmissements de l'ombre, que l'abоme entend.

 

Napolйon avait йtй dйnoncй dans l'infini, et sa chute йtait dйcidйe.

 

Il gкnait Dieu.

 

Waterloo n'est point une bataille; c'est le changement de front de l'univers.

Chapitre X
Le plateau de Mont Saint-Jean

En mкme temps que le ravin, la batterie s'йtait dйmasquйe.

 

Soixante canons et les treize carrйs foudroyиrent les cuirassiers а bout portant. L'intrйpide gйnйral Delord fit le salut militaire а la batterie anglaise.

 

Toute l'artillerie volante anglaise йtait rentrйe au galop dans les carrйs. Les cuirassiers n'eurent pas mкme un temps d'arrкt. Le dйsastre du chemin creux les avait dйcimйs, mais non dйcouragйs. C'йtaient de ces hommes qui, diminuйs de nombre, grandissent de cњur.

 

La colonne Wathier seule avait souffert du dйsastre; la colonne Delord, que Ney avait fait obliquer а gauche, comme s'il pressentait l'embыche, йtait arrivйe entiиre.

 

Les cuirassiers se ruиrent sur les carrйs anglais.

 

Ventre а terre, brides lвchйes, sabre aux dents, pistolets au poing, telle fut l'attaque.

 

Il y a des moments dans les batailles oщ l'вme durcit l'homme jusqu'а changer le soldat en statue, et oщ toute cette chair se fait granit. Les bataillons anglais, йperdument assaillis, ne bougиrent pas.

 

Alors ce fut effrayant.

 

Toutes les faces des carrйs anglais furent attaquйes а la fois. Un tournoiement frйnйtique les enveloppa. Cette froide infanterie demeura impassible. Le premier rang, genou en terre, recevait les cuirassiers sur les bayonnettes, le second rang les fusillait; derriиre le second rang les canonniers chargeaient les piиces, le front du carrй s'ouvrait, laissait passer une йruption de mitraille et se refermait. Les cuirassiers rйpondaient par l'йcrasement. Leurs grands chevaux se cabraient, enjambaient les rangs, sautaient par-dessus les bayonnettes et tombaient, gigantesques, au milieu de ces quatre murs vivants. Les boulets faisaient des trouйes dans les cuirassiers, les cuirassiers faisaient des brиches dans les carrйs. Des files d'hommes disparaissaient broyйes sous les chevaux. Les bayonnettes s'enfonзaient dans les ventres de ces centaures. De lа une difformitй de blessures qu'on n'a pas vue peut-кtre ailleurs. Les carrйs, rongйs par cette cavalerie forcenйe, se rйtrйcissaient sans broncher. Inйpuisables en mitraille, ils faisaient explosion au milieu des assaillants. La figure de ce combat йtait monstrueuse. Ces carrйs n'йtaient plus des bataillons, c'йtaient des cratиres; ces cuirassiers n'йtaient plus une cavalerie, c'йtait une tempкte. Chaque carrй йtait un volcan attaquй par un nuage; la lave combattait la foudre.

 

Le carrй extrкme de droite, le plus exposй de tous, йtant en l'air, fut presque anйanti dиs les premiers chocs. Il йtait formй du 75иme rйgiment de highlanders. Le joueur de cornemuse au centre, pendant qu'on s'exterminait autour de lui, baissant dans une inattention profonde son њil mйlancolique plein du reflet des forкts et des lacs, assis sur un tambour, son pibroch sous le bras, jouait les airs de la montagne. Ces Йcossais mouraient en pensant au Ben Lothian, comme les Grecs en se souvenant d'Argos. Le sabre d'un cuirassier, abattant le pibroch et le bras qui le portait, fit cesser le chant en tuant le chanteur.

 

Les cuirassiers, relativement peu nombreux, amoindris par la catastrophe du ravin, avaient lа contre eux presque toute l'armйe anglaise, mais ils se multipliaient, chaque homme valant dix. Cependant quelques bataillons hanovriens pliиrent. Wellington le vit, et songea а sa cavalerie. Si Napolйon, en ce moment-lа mкme, eыt songй а son infanterie, il eыt gagnй la bataille. Cet oubli fut sa grande faute fatale.

Tout а coup les cuirassiers, assaillants, se sentirent assaillis. La cavalerie anglaise йtait sur leur dos. Devant eux les carrйs, derriиre eux Somerset; Somerset, c'йtaient les quatorze cents dragons-gardes. Somerset avait а sa droite Dornberg avec les chevau-lйgers allemands, et а sa gauche Trip avec les carabiniers belges; les cuirassiers, attaquйs en flanc et en tкte, en avant et en arriиre, par l'infanterie et par la cavalerie, durent faire face de tous les cфtйs. Que leur importait? ils йtaient tourbillon. La bravoure devint inexprimable.

 

En outre, ils avaient derriиre eux la batterie toujours tonnante. Il fallait cela pour que ces hommes fussent blessйs dans le dos. Une de leurs cuirasses, trouйe а l'omoplate gauche d'un biscayen, est dans la collection dite musйe de Waterloo.

 

Pour de tels Franзais, il ne fallait pas moins que de tels Anglais.

 

Ce ne fut plus une mкlйe, ce fut une ombre, une furie, un vertigineux emportement d'вmes et de courages, un ouragan d'йpйes йclairs. En un instant les quatorze cents dragons-gardes ne furent plus que huit cents; Fuller, leur lieutenant-colonel, tomba mort. Ney accourut avec les lanciers et les chasseurs de Lefebvre-Desnouettes. Le plateau de Mont-Saint-Jean fut pris, repris, pris encore. Les cuirassiers quittaient la cavalerie pour retourner а l'infanterie, ou, pour mieux dire, toute cette cohue formidable se colletait sans que l'un lвchвt l'autre. Les carrйs tenaient toujours. Il y eut douze assauts. Ney eut quatre chevaux tuйs sous lui. La moitiй des cuirassiers resta sur le plateau. Cette lutte dura deux heures.

 

L'armйe anglaise en fut profondйment йbranlйe. Nul doute que, s'ils n'eussent йtй affaiblis dans leur premier choc par le dйsastre du chemin creux, les cuirassiers n'eussent culbutй le centre et dйcidй la victoire. Cette cavalerie extraordinaire pйtrifia Clinton qui avait vu Talavera et Badajoz. Wellington, aux trois quarts vaincu, admirait hйroпquement. Il disait а demi-voix: sublime [18]!

 

Les cuirassiers anйantirent sept carrйs sur treize, prirent ou enclouиrent soixante piиces de canon, et enlevиrent aux rйgiments anglais six drapeaux, que trois cuirassiers et trois chasseurs de la garde allиrent porter а l'empereur devant la ferme de la Belle-Alliance.

 

La situation de Wellington avait empirй. Cette йtrange bataille йtait comme un duel entre deux blessйs acharnйs qui, chacun de leur cфtй, tout en combattant et en se rйsistant toujours, perdent tout leur sang. Lequel des deux tombera le premier?

 

La lutte du plateau continuait.

 

Jusqu'oщ sont allйs les cuirassiers? personne ne saurait le dire. Ce qui est certain, c'est que, le lendemain de la bataille, un cuirassier et son cheval furent trouvйs morts dans la charpente de la bascule du pesage des voitures а Mont-Saint-Jean, au point mкme oщ s'entrecoupent et se rencontrent les quatre routes de Nivelles, de Genappe, de La Hulpe et de Bruxelles. Ce cavalier avait percй les lignes anglaises. Un des hommes qui ont relevй ce cadavre vit encore а Mont-Saint-Jean. Il se nomme Dehaze. Il avait alors dix-huit ans.

 

Wellington se sentait pencher. La crise йtait proche.

 

Les cuirassiers n'avaient point rйussi, en ce sens que le centre n'йtait pas enfoncй. Tout le monde ayant le plateau, personne ne l'avait, et en somme il restait pour la plus grande part aux Anglais. Wellington avait le village et la plaine culminante; Ney n'avait que la crкte et la pente. Des deux cфtйs on semblait enracinй dans ce sol funиbre.

 

Mais l'affaiblissement des Anglais paraissait irrйmйdiable. L'hйmorragie de cette armйe йtait horrible. Kempt, а l'aile gauche, rйclamait du renfort. – Il n'y en a pas, rйpondait Wellington, qu'il se fasse tuer! – Presque а la mкme minute, rapprochement singulier qui peint l'йpuisement des deux armйes, Ney demandait de l'infanterie а Napolйon, et Napolйon s'йcriait: De l'infanterie! oщ veut-il que j'en prenne? Veut-il que j'en fasse?

 

Pourtant l'armйe anglaise йtait la plus malade. Les poussйes furieuses de ces grands escadrons а cuirasses de fer et а poitrines d'acier avaient broyй l'infanterie. Quelques hommes autour d'un drapeau marquaient la place d'un rйgiment, tel bataillon n'йtait plus commandй que par un capitaine ou par un lieutenant; la division Alten, dйjа si maltraitйe а la Haie-Sainte, йtait presque dйtruite; les intrйpides Belges de la brigade Van Kluze jonchaient les seigles le long de la route de Nivelles; il ne restait presque rien de ces grenadiers hollandais[19] qui, en 1811, mкlйs en Espagne а nos rangs, combattaient Wellington, et qui, en 1815, ralliйs aux Anglais, combattaient Napolйon. La perte en officiers йtait considйrable. Lord Uxbridge, qui le lendemain fit enterrer sa jambe, avait le genou fracassй. Si, du cфtй des Franзais, dans cette lutte des cuirassiers, Delord, Lhйritier, Colbert, Dnop, Travers et Blancard йtaient hors de combat, du cфtй des Anglais, Alten йtait blessй, Barne йtait blessй, Delancey йtait tuй, Van Merlen йtait tuй, Ompteda йtait tuй, tout l'йtat-major de Wellington йtait dйcimй, et l'Angleterre avait le pire partage dans ce sanglant йquilibre. Le 2иme rйgiment des gardes а pied avait perdu cinq lieutenants-colonels, quatre capitaines et trois enseignes; le premier bataillon du 30иme d'infanterie avait perdu vingt-quatre officiers et cent douze soldats; le 79иme montagnards avait vingt-quatre officiers blessйs, dix-huit officiers morts, quatre cent cinquante soldats tuйs. Les hussards hanovriens de Cumberland, un rйgiment tout entier, ayant а sa tкte son colonel Hacke, qui devait plus tard кtre jugй et cassй, avaient tournй bride devant la mкlйe et йtaient en fuite dans la forкt de Soignes, semant la dйroute jusqu'а Bruxelles. Les charrois, les prolonges, les bagages, les fourgons pleins de blessйs, voyant les Franзais gagner du terrain et s'approcher de la forкt, s'y prйcipitaient; les Hollandais, sabrйs par la cavalerie franзaise, criaient: alarme! De Vert-Coucou jusqu'а Grњnendael, sur une longueur de prиs de deux lieues dans la direction de Bruxelles, il y avait, au dire des tйmoins qui existent encore, un encombrement de fuyards. Cette panique fut telle qu'elle gagna le prince de Condй а Malines et Louis XVIII а Gand. А l'exception de la faible rйserve йchelonnйe derriиre l'ambulance йtablie dans la ferme de Mont-Saint-Jean et des brigades Vivian et Vandeleur qui flanquaient l'aile gauche, Wellington n'avait plus de cavalerie. Nombre de batteries gisaient dйmontйes. Ces faits sont avouйs par Siborne; et Pringle, exagйrant le dйsastre, va jusqu'а dire que l'armйe anglo-hollandaise йtait rйduite а trente-quatre mille hommes. Le duc-de-fer demeurait calme, mais ses lиvres avaient blкmi. Le commissaire autrichien Vincent, le commissaire espagnol Alava, prйsents а la bataille dans l'йtat-major anglais, croyaient le duc perdu. А cinq heures, Wellington tira sa montre, et on l'entendit murmurer ce mot sombre: Blьcher, ou la nuit!

 

Ce fut vers ce moment-lа qu'une ligne lointaine de bayonnettes йtincela sur les hauteurs du cфtй de Frischemont.

 

Ici est la pйripйtie de ce drame gйant.

Chapitre XI
Mauvais guide а Napolйon, bon guide а Bьlow

On connaоt la poignante mйprise de Napolйon: Grouchy espйrй, Blьcher survenant[20], la mort au lieu de la vie.

 

La destinйe a de ces tournants; on s'attendait au trфne du monde; on aperзoit Sainte-Hйlиne. Si le petit pвtre, qui servait de guide а Bьlow, lieutenant de Blьcher, lui eыt conseillй de dйboucher de la forкt au-dessus de Frischemont plutфt qu'au dessous de Plancenoit, la forme du dix-neuviиme siиcle eыt peut-кtre йtй diffйrente. Napolйon eыt gagnй la bataille de Waterloo. Par tout autre chemin qu'au-dessous de Plancenoit, l'armйe prussienne aboutissait а un ravin infranchissable а l'artillerie, et Bьlow n'arrivait pas.

 

Or, une heure de retard, c'est le gйnйral prussien Muffling qui le dйclare, et Blьcher n'aurait plus trouvй Wellington debout; «la bataille йtait perdue ».

 

Il йtait temps, on le voit, que Bьlow arrivвt. Il avait du reste йtй fort retardй. Il avait bivouaquй а Dion-le-Mont et йtait parti dиs l'aube. Mais les chemins йtaient impraticables et ses divisions s'йtaient embourbйes. Les orniиres venaient au moyeu des canons. En outre, il avait fallu passer la Dyle sur l'йtroit pont de Wavre; la rue menant au pont avait йtй incendiйe par les Franзais; les caissons et les fourgons de l'artillerie, ne pouvant passer entre deux rangs de maisons en feu, avaient dы attendre que l'incendie fыt йteint. Il йtait midi que l'avant-garde de Bьlow n'avait pu encore atteindre Chapelle-Saint-Lambert.

 

L'action, commencйe deux heures plus tфt, eыt йtй finie а quatre heures, et Blьcher serait tombй sur la bataille gagnйe par Napolйon. Tels sont ces immenses hasards, proportionnйs а un infini qui nous йchappe.

Dиs midi, l'empereur, le premier, avec sa longue-vue, avait aperзu а l'extrкme horizon quelque chose qui avait fixй son attention. Il avait dit: – Je vois lа-bas un nuage qui me paraоt кtre des troupes. Puis il avait demandй au duc de Dalmatie: – Soult, que voyez-vous vers Chapelle-Saint-Lambert? – Le marйchal braquant sa lunette avait rйpondu: – Quatre ou cinq mille hommes, sire. Йvidemment Grouchy. – Cependant cela restait immobile dans la brume. Toutes les lunettes de l'йtat-major avaient йtudiй «le nuage » signalй par l'empereur. Quelques-uns avaient dit: Ce sont des colonnes qui font halte. La plupart avaient dit: Ce sont des arbres. La vйritй est que le nuage ne remuait pas. L'empereur avait dйtachй en reconnaissance vers ce point obscur la division de cavalerie lйgиre de Domon.

 

Bьlow en effet n'avait pas bougй. Son avant-garde йtait trиs faible, et ne pouvait rien. Il devait attendre le gros du corps d'armйe, et il avait l'ordre de se concentrer avant d'entrer en ligne; mais а cinq heures, voyant le pйril de Wellington, Blьcher ordonna а Bьlow d'attaquer et dit ce mot remarquable: «Il faut donner de l'air а l'armйe anglaise. »

 

Peu aprиs, les divisions Losthin, Hiller, Hacke et Ryssel se dйployaient devant le corps de Lobau, la cavalerie du prince Guillaume de Prusse dйbouchait du bois de Paris, Plancenoit йtait en flammes, et les boulets prussiens commenзaient а pleuvoir jusque dans les rangs de la garde en rйserve derriиre Napolйon.

Chapitre XII
La garde

On sait le reste: l'irruption d'une troisiиme armйe, la bataille disloquйe, quatre-vingt-six bouches а feu tonnant tout а coup, Pirch Ier survenant avec Bьlow, la cavalerie de Zieten menйe par Blьcher en personne, les Franзais refoulйs, Marcognet balayй du plateau d'Ohain, Durutte dйlogй de Papelotte, Donzelot et Quiot reculant, Lobau pris en йcharpe, une nouvelle bataille se prйcipitant а la nuit tombante sur nos rйgiments dйmantelйs, toute la ligne anglaise reprenant l'offensive et poussйe en avant, la gigantesque trouйe faite dans l'armйe franзaise, la mitraille anglaise et la mitraille prussienne s'entr'aidant, l'extermination, le dйsastre de front, le dйsastre en flanc, la garde entrant en ligne sous cet йpouvantable йcroulement.

 

Comme elle sentait qu'elle allait mourir, elle cria: vive l'empereur! L'histoire n'a rien de plus йmouvant que cette agonie йclatant en acclamations.

 

Le ciel avait йtй couvert toute la journйe. Tout а coup, en ce moment-lа mкme, il йtait huit heures du soir, les nuages de l'horizon s'йcartиrent et laissиrent passer, а travers les ormes de la route de Nivelles, la grande rougeur sinistre du soleil qui se couchait. On l'avait vu se lever а Austerlitz.

 

Chaque bataillon de la garde, pour ce dйnouement, йtait commandй par un gйnйral. Friant, Michel, Roguet, Harlet, Mallet, Poret de Morvan, йtaient lа. Quand les hauts bonnets des grenadiers de la garde avec la large plaque а l'aigle apparurent, symйtriques, alignйs, tranquilles, superbes, dans la brume de cette mкlйe, l'ennemi sentit le respect de la France; on crut voir vingt victoires entrer sur le champ de bataille, ailes dйployйes, et ceux qui йtaient vainqueurs, s'estimant vaincus, reculиrent; mais Wellington cria: Debout, gardes, et visez juste! le rйgiment rouge des gardes anglaises, couchй derriиre les haies, se leva, une nuйe de mitraille cribla le drapeau tricolore frissonnant autour de nos aigles, tous se ruиrent, et le suprкme carnage commenзa. La garde impйriale sentit dans l'ombre l'armйe lвchant pied autour d'elle, et le vaste йbranlement de la dйroute, elle entendit le sauve-qui-peut! qui avait remplacй le vive l'empereur! et, avec la fuite derriиre elle, elle continua d'avancer, de plus en plus foudroyйe et mourant davantage а chaque pas qu'elle faisait. Il n'y eut point d'hйsitants ni de timides. Le soldat dans cette troupe йtait aussi hйros que le gйnйral. Pas un homme ne manqua au suicide.

 

Ney, йperdu, grand de toute la hauteur de la mort acceptйe, s'offrait а tous les coups dans cette tourmente. Il eut lа son cinquiиme cheval tuй sous lui. En sueur, la flamme aux yeux, l'йcume aux lиvres, l'uniforme dйboutonnй, une de ses йpaulettes а demi coupйe par le coup de sabre d'un horse-guard, sa plaque de grand-aigle bosselйe par une balle, sanglant, fangeux, magnifique, une йpйe cassйe а la main, il disait: Venez voir comment meurt un marйchal de France sur le champ de bataille! Mais en vain; il ne mourut pas. Il йtait hagard et indignй. Il jetait а Drouet d'Erlon cette question: Est-ce que tu ne te fais pas tuer, toi? Il criait au milieu de toute cette artillerie йcrasant une poignйe d'hommes: – Il n'y a donc rien pour moi! Oh! je voudrais que tous ces boulets anglais m'entrassent dans le ventre! Tu йtais rйservй а des balles franзaises, infortunй!

Chapitre XIII
La catastrophe

La dйroute derriиre la garde fut lugubre.

 

L'armйe plia brusquement de tous les cфtйs а la fois, de Hougomont, de la Haie-Sainte, de Papelotte, de Plancenoit. Le cri Trahison! fut suivi du cri Sauve-qui-peut! Une armйe qui se dйbande, c'est un dйgel. Tout flйchit, se fкle, craque, flotte, roule, tombe, se heurte, se hвte, se prйcipite. Dйsagrйgation inouпe. Ney emprunte un cheval, saute dessus, et, sans chapeau, sans cravate, sans йpйe, se met en travers de la chaussйe de Bruxelles, arrкtant а la fois les Anglais et les Franзais. Il tвche de retenir l'armйe, il la rappelle, il l'insulte, il se cramponne а la dйroute. Il est dйbordй. Les soldats le fuient, en criant: Vive le marйchal Ney! Deux rйgiments de Durutte vont et viennent effarйs et comme ballottйs entre le sabre des uhlans et la fusillade des brigades de Kempt, de Best, de Pack et de Rylandt; la pire des mкlйes, c'est la dйroute, les amis s'entre-tuent pour fuir; les escadrons et les bataillons se brisent et se dispersent les uns contre les autres, йnorme йcume de la bataille. Lobau а une extrйmitй comme Reille а l'autre sont roulйs dans le flot. En vain Napolйon fait des murailles avec ce qui lui reste de la garde; en vain il dйpense а un dernier effort ses escadrons de service. Quiot recule devant Vivian, Kellermann devant Vandeleur, Lobau devant Bьlow, Morand devant Pirch, Domon et Subervic devant le prince Guillaume de Prusse. Guyot, qui a menй а la charge les escadrons de l'empereur, tombe sous les pieds des dragons anglais. Napolйon court au galop le long des fuyards, les harangue, presse, menace, supplie. Toutes ces bouches qui criaient le matin vive l'empereur, restent bйantes; c'est а peine si on le connaоt. La cavalerie prussienne, fraоche venue, s'йlance, vole, sabre, taille, hache, tue, extermine. Les attelages se ruent, les canons se sauvent; les soldats du train dйtellent les caissons et en prennent les chevaux pour s'йchapper; des fourgons culbutйs les quatre roues en l'air entravent la route et sont des occasions de massacre. On s'йcrase, on se foule, on marche sur les morts et sur les vivants. Les bras sont йperdus. Une multitude vertigineuse emplit les routes, les sentiers, les ponts, les plaines, les collines, les vallйes, les bois, encombrйs par cette йvasion de quarante mille hommes. Cris, dйsespoir, sacs et fusils jetйs dans les seigles, passages frayйs а coups d'йpйe, plus de camarades, plus d'officiers, plus de gйnйraux, une inexprimable йpouvante. Zieten sabrant la France а son aise. Les lions devenus chevreuils. Telle fut cette fuite.

 

А Genappe, on essaya de se retourner, de faire front, d'enrayer. Lobau rallia trois cents hommes. On barricada l'entrйe du village; mais а la premiиre volйe de la mitraille prussienne, tout se remit а fuir, et Lobau fut pris. On voit encore aujourd'hui cette volйe de mitraille empreinte sur le vieux pignon d'une masure en brique а droite de la route, quelques minutes avant d'entrer а Genappe. Les Prussiens s'йlancиrent dans Genappe, furieux sans doute d'кtre si peu vainqueurs. La poursuite fut monstrueuse. Blьcher ordonna l'extermination. Roguet avait donnй ce lugubre exemple de menacer de mort tout grenadier franзais qui lui amиnerait un prisonnier prussien. Blьcher dйpassa Roguet. Le gйnйral de la jeune garde, Ducesme, acculй sur la porte d'une auberge de Genappe, rendit son йpйe а un hussard de la mort qui prit l'йpйe et tua le prisonnier. La victoire s'acheva par l'assassinat des vaincus. Punissons, puisque nous sommes l'histoire: le vieux Blьcher se dйshonora. Cette fйrocitй mit le comble au dйsastre. La dйroute dйsespйrйe traversa Genappe, traversa les Quatre-Bras, traversa Gosselies, traversa Frasnes, traversa Charleroi, traversa Thuin, et ne s'arrкta qu'а la frontiиre. Hйlas! et qui donc fuyait de la sorte? la grande armйe.



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