Chapitre I
Le couvent, idйe abstraite
Ce livre est un drame dont le premier personnage est l'infini.
L'homme est le second.
Cela йtant, comme un couvent s'est trouvй sur notre chemin, nous avons dы y pйnйtrer. Pourquoi? C'est que le couvent, qui est propre а l'orient comme а l'occident, а l'antiquitй comme aux temps modernes, au paganisme, au bouddhisme, au mahomйtisme, comme au christianisme, est un des appareils d'optique appliquйs par l'homme sur l'infini.
Ce n'est point ici le lieu de dйvelopper hors de mesure de certaines idйes; cependant, tout en maintenant absolument nos rйserves, nos restrictions, et mкme nos indignations, nous devons le dire, toutes les fois que nous rencontrons dans l'homme l'infini, bien ou mal compris, nous nous sentons pris de respect. Il y a dans la synagogue, dans la mosquйe, dans la pagode, dans le wigwam, un cфtй hideux que nous exйcrons et un cфtй sublime que nous adorons. Quelle contemplation pour l'esprit et quelle rкverie sans fond! la rйverbйration de Dieu sur le mur humain.
Chapitre II
Le couvent, fait historique
Au point de vue de l’histoire, de la raison et de la vйritй, le monachisme est condamnй.
Les monastиres, quand ils abondent chez une nation, sont des nњuds а la circulation, des йtablissements encombrants, des centres de paresse lа oщ il faut des centres de travail. Les communautйs monastiques sont а la grande communautй sociale ce que le gui est au chкne, ce que la verrue est au corps humain. Leur prospйritй et leur embonpoint sont l’appauvrissement du pays. Le rйgime monacal, bon au dйbut des civilisations, utile а produire la rйduction de la brutalitй par le spirituel, est mauvais а la virilitй des peuples. En outre, lorsqu’il se relвche, et qu’il entre dans sa pйriode de dйrиglement, comme il continue а donner l’exemple il devient mauvais par toutes les raisons qui le faisaient salutaire dans sa pйriode de puretй.
Les claustrations ont fait leur temps. Les cloоtres, utiles а la premiиre йducation de la civilisation moderne, ont йtй gкnants pour sa croissance et sont nuisibles а son dйveloppement. En tant qu’institution et que mode de formation pour l’homme, les monastиres, bons au dixiиme siиcle, discutables au quinziиme, sont dйtestables au dix-neuviиme. La lиpre monacale a presque rongй jusqu’au squelette deux admirables nations, l’Italie et l’Espagne, l’une la lumiиre, l’autre la splendeur de l’Europe pendant des siиcles, et, а l’йpoque oщ nous sommes, ces deux illustres peuples ne commencent а guйrir que grвce а la saine et vigoureuse hygiиne de 1789.
Le couvent, l’antique couvent de femmes particuliиrement, tel qu’il apparaоt encore au seuil de ce siиcle en Italie, en Autriche, en Espagne, est une des plus sombres concrйtions du Moyen Age. Le cloоtre, ce cloоtre-lа, est le point d’intersection des terreurs. Le cloоtre catholique proprement dit est tout rempli du rayonnement noir de la mort.
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Le couvent espagnol surtout est funиbre. Lа montent dans l’obscuritй, sous des voыtes pleines de brume, sous des dфmes vagues а force d’ombre, de massifs autels babйliques, hauts comme des cathйdrales; lа pendent а des chaоnes dans les tйnиbres d’immenses crucifix blancs; lа s’йtalent, nus sur l’йbиne, de grands Christs d’ivoire; plus que sanglants, saignants; hideux et magnifiques, les coudes montrant les os, les rotules montrant les tйguments, les plaies montrant les chairs, couronnйs d’йpines d’argent, clouйs de clous d’or, avec des gouttes de sang en rubis sur le front et des larmes en diamants dans les yeux. Les diamants et les rubis semblent mouillйs, et font pleurer en bas dans l’ombre des кtres voilйs qui ont les flancs meurtris par le cilice et par le fouet aux pointes de fer, les seins йcrasйs par des claies d’osier, les genoux йcorchйs par la priиre; des femmes qui se croient des йpouses; des spectres qui se croient des sйraphins. Ces femmes pensent-elles? non. Veulent-elles? non. Aiment-elles? non. Vivent-elles? non. Leurs nerfs sont devenus des os; leurs os sont devenus des pierres. Leur voile est de la nuit tissue. Leur souffle sous le voile ressemble а on ne sait quelle tragique respiration de la mort. L’abbesse, une larve, les sanctifie et les terrifie. L’immaculй est lа, farouche. Tels sont les vieux monastиres d’Espagne. Repaires de la dйvotion terrible; antres de vierges; lieux fйroces.
L’Espagne catholique йtait plus romaine que Rome mкme. Le couvent espagnol йtait par excellence le couvent catholique. On y sentait l’orient. L’archevкque, kislar-aga[114] du ciel, verrouillait et espionnait ce sйrail d’вmes rйservй а Dieu. La nonne йtait l’odalisque, le prкtre йtait l’eunuque. Les ferventes йtaient choisies en songe et possйdaient Christ. La nuit, le beau jeune homme nu descendait de la croix et devenait l’extase de la cellule. De hautes murailles gardaient de toute distraction vivante la sultane mystique qui avait le crucifiй pour sultan. Un regard dehors йtait une infidйlitй. L’ in-pace remplaзait le sac de cuir. Ce qu’on jetait а la mer en orient, on le jetait а la terre en occident. Des deux cфtйs, des femmes se tordaient les bras; la vague aux unes, la fosse aux autres; ici les noyйes, lа les enterrйes. Parallйlisme monstrueux.
Aujourd’hui les souteneurs du passй, ne pouvant nier ces choses, ont pris le parti d’en sourire. On a mis а la mode une faзon commode et йtrange de supprimer les rйvйlations de l’histoire, d’infirmer les commentaires de la philosophie, et d’йlider tous les faits gкnants et toutes les questions sombres. Matiиre а dйclamations, disent les habiles. Dйclamations, rйpиtent les niais. Jean-Jacques, dйclamateur; Diderot, dйclamateur; Voltaire sur Calas, Labarre et Sirven, dйclamateur. Je ne sais qui a trouvй derniиrement que Tacite йtait un dйclamateur, que Nйron йtait une victime, et que dйcidйment il fallait s’apitoyer «sur ce pauvre Holopherne ».
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Les faits pourtant sont malaisйs а dйconcerter, et s’obstinent. L’auteur de ce livre a vu, de ses yeux, а huit lieues de Bruxelles, c’est lа du Moyen Age que tout le monde a sous la main, а l’abbaye de Villers[115], le trou des oubliettes au milieu du prй qui a йtй la cour du cloоtre et, au bord de la Dyle, quatre cachots de pierre, moitiй sous terre, moitiй sous l’eau. C’йtaient des in-pace. Chacun de ces cachots a un reste de porte de fer, une latrine, et une lucarne grillйe qui, dehors, est а deux pieds au-dessus de la riviиre, et, dedans, а six pieds au-dessus du sol. Quatre pieds de riviиre coulent extйrieurement le long du mur. Le sol est toujours mouillй. L’habitant de l’ in-pace avait pour lit cette terre mouillйe. Dans l’un des cachots, il y a un tronзon de carcan scellй au mur; dans un autre on voit une espиce de boоte carrйe faite de quatre lames de granit, trop courte pour qu’on s’y couche, trop basse pour qu’on s’y dresse. On mettait lа dedans un кtre avec un couvercle de pierre par-dessus. Cela est. On le voit. On le touche. Ces in-pace, ces cachots, ces gonds de fer, ces carcans, cette haute lucarne au ras de laquelle coule la riviиre, cette boоte de pierre fermйe d’un couvercle de granit comme une tombe, avec cette diffйrence qu’ici le mort йtait un vivant, ce sol qui est de la boue, ce trou de latrines, ces murs qui suintent, quels dйclamateurs!
Chapitre III
А quelle condition on peut respecter le passй
Le monachisme, tel qu'il existait en Espagne et tel qu'il existe au Thibet, est pour la civilisation une sorte de phtisie. Il arrкte net la vie. Il dйpeuple, tout simplement. Claustration, castration. Il a йtй flйau en Europe. Ajoutez а cela la violence si souvent faite а la conscience, les vocations forcйes, la fйodalitй s'appuyant au cloоtre, l'aоnesse versant dans le monachisme le trop-plein de la famille, les fйrocitйs dont nous venons de parler, les in-pace, les bouches closes, les cerveaux murйs, tant d'intelligences infortunйes mises au cachot des vњux йternels, la prise d'habit, enterrement des вmes toutes vives. Ajoutez les supplices individuels aux dйgradations nationales, et, qui que vous soyez, vous vous sentirez tressaillir devant le froc et le voile, ces deux suaires d'invention humaine.
Pourtant, sur certains points et en certains lieux, en dйpit de la philosophie, en dйpit du progrиs, l'esprit claustral persiste en plein dix-neuviиme siиcle, et une bizarre recrudescence ascйtique йtonne en ce moment le monde civilisй. L'entкtement des institutions vieillies а se perpйtuer ressemble а l'obstination du parfum ranci qui rйclamerait notre chevelure, а la prйtention du poisson gвtй qui voudrait кtre mangй, а la persйcution du vкtement d'enfant qui voudrait habiller l'homme, et а la tendresse des cadavres qui reviendraient embrasser les vivants.
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Ingrats! dit le vкtement, je vous ai protйgйs dans le mauvais temps, pourquoi ne voulez-vous plus de moi? Je viens de la pleine mer, dit le poisson. J'ai йtй la rose, dit le parfum. Je vous ai aimйs, dit le cadavre. Je vous ai civilisйs, dit le couvent.
А cela une seule rйponse: Jadis.
Rкver la prolongation indйfinie des choses dйfuntes et le gouvernement des hommes par embaumement, restaurer les dogmes en mauvais йtat, redorer les chвsses, recrйpir les cloоtres, rebйnir les reliquaires, remeubler les superstitions, ravitailler les fanatismes, remmancher les goupillons et les sabres, reconstituer le monachisme et le militarisme, croire au salut de la sociйtй par la multiplication des parasites, imposer le passй au prйsent, cela semble йtrange. Il y a cependant des thйoriciens pour ces thйories-lа. Ces thйoriciens, gens d'esprit d'ailleurs, ont un procйdй bien simple, ils appliquent sur le passй un enduit qu'ils appellent ordre social, droit divin, morale, famille, respect des aпeux, autoritй antique, tradition sainte, lйgitimitй, religion; et ils vont criant: – Voyez! prenez ceci, honnкtes gens. – Cette logique йtait connue des anciens. Les aruspices la pratiquaient. Ils frottaient de craie une gйnisse noire, et disaient: Elle est blanche. Bos cretatus[116].
Quant а nous, nous respectons за et lа et nous йpargnons partout le passй, pourvu qu'il consente а кtre mort. S'il veut кtre vivant, nous l'attaquons, et nous tвchons de le tuer.
Superstitions, bigotismes, cagotismes, prйjugйs, ces larves, toutes larves qu'elles sont, sont tenaces а la vie, elles ont des dents et des ongles dans leur fumйe, et il faut les йtreindre corps а corps, et leur faire la guerre, et la leur faire sans trкve, car c'est une des fatalitйs de l'humanitй d'кtre condamnйe а l'йternel combat des fantфmes. L'ombre est difficile а prendre а la gorge et а terrasser.
Un couvent en France, en plein midi du dix-neuviиme siиcle, c'est un collиge de hiboux faisant face au jour. Un cloоtre, en flagrant dйlit d'ascйtisme au beau milieu de la citй de 89, de 1830 et de 1848, Rome s'йpanouissant dans Paris, c'est un anachronisme. En temps ordinaire, pour dissoudre un anachronisme et le faire йvanouir, on n'a qu'а lui faire йpeler le millйsime. Mais nous ne sommes point en temps ordinaire.
Combattons.
Combattons, mais distinguons. Le propre de la vйritй, c'est de n'кtre jamais excessive. Quel besoin a-t-elle d'exagйrer? Il y a ce qu'il faut dйtruire, et il y a ce qu'il faut simplement йclairer et regarder. L'examen bienveillant et grave, quelle force! N'apportons point la flamme lа oщ la lumiиre suffit.
Donc, le dix-neuviиme siиcle йtant donnй, nous sommes contraire, en thиse gйnйrale, et chez tous les peuples, en Asie comme en Europe, dans l'Inde comme en Turquie, aux claustrations ascйtiques. Qui dit couvent dit marais. Leur putrescibilitй est йvidente, leur stagnation est malsaine, leur fermentation enfiиvre les peuples et les йtiole; leur multiplication devient plaie d'Йgypte. Nous ne pouvons penser sans effroi а ces pays oщ les fakirs, les bonzes, les santons, les caloyers, les marabouts, les talapoins et les derviches pullulent jusqu'au fourmillement vermineux.
Cela dit, la question religieuse subsiste. Cette question a de certains cфtйs mystйrieux, presque redoutables; qu'il nous soit permis de la regarder fixement.
Chapitre IV
Le couvent au point de vue des principes
Des hommes se rйunissent et habitent en commun. En vertu de quel droit? en vertu du droit d'association.
Ils s'enferment chez eux. En vertu de quel droit? en vertu du droit qu'a tout homme d'ouvrir ou de fermer sa porte.
Ils ne sortent pas. En vertu de quel droit? en vertu du droit d'aller et de venir, qui implique le droit de rester chez soi.
Lа, chez eux, que font-ils?
Ils parlent bas; ils baissent les yeux; ils travaillent. Ils renoncent au monde, aux villes, aux sensualitйs, aux plaisirs, aux vanitйs, aux orgueils, aux intйrкts. Ils sont vкtus de grosse laine ou de grosse toile. Pas un d'eux ne possиde en propriйtй quoi que ce soit. En entrant lа, celui qui йtait riche se fait pauvre. Ce qu'il a, il le donne а tous. Celui qui йtait ce qu'on appelle noble, gentilhomme et seigneur, est l'йgal de celui qui йtait paysan. La cellule est identique pour tous. Tous subissent la mкme tonsure, portent le mкme froc, mangent le mкme pain noir, dorment sur la mкme paille, meurent sur la mкme cendre. Le mкme sac sur le dos, la mкme corde autour des reins. Si le parti pris est d'aller pieds nus, tous vont pieds nus. Il peut y avoir lа un prince, ce prince est la mкme ombre que les autres. Plus de titres. Les noms de famille mкme ont disparu. Ils ne portent que des prйnoms. Tous sont courbйs sous l'йgalitй des noms de baptкme. Ils ont dissous la famille charnelle et constituй dans leur communautй la famille spirituelle. Ils n'ont plus d'autres parents que tous les hommes. Ils secourent les pauvres, ils soignent les malades. Ils йlisent ceux auxquels ils obйissent. Ils se disent l'un а l'autre: mon frиre.
Vous m'arrкtez, et vous vous йcriez: – Mais c'est lа le couvent idйal!
Il suffit que ce soit le couvent possible, pour que j'en doive tenir compte.
De lа vient que, dans le livre prйcйdent, j'ai parlй d'un couvent avec un accent respectueux. Le moyen-вge йcartй, l'Asie йcartйe, la question historique et politique rйservйe, au point de vue philosophique pur, en dehors des nйcessitйs de la politique militante, а la condition que le monastиre soit absolument volontaire et ne renferme que des consentements, je considйrerai toujours la communautй claustrale avec une certaine gravitй attentive et, а quelques йgards, dйfйrente. Lа oщ il y a la communautй, il y a la commune; lа oщ il y a la commune, il y a le droit. Le monastиre est le produit de la formule: Йgalitй, Fraternitй. Oh! que la Libertй est grande! et quelle transfiguration splendide! la Libertй suffit а transformer le monastиre en rйpublique.
Continuons.
Mais ces hommes, ou ces femmes, qui sont derriиre ces quatre murs, ils s'habillent de bure, ils sont йgaux, ils s'appellent frиres; c'est bien; mais ils font encore autre chose?
Oui.
Quoi?
Ils regardent l'ombre, ils se mettent а genoux, et ils joignent les mains.
Qu'est-ce que cela signifie?
Chapitre V
La priиre
Ils prient.
Qui?
Dieu.
Prier Dieu, que veut dire ce mot?
Y a-t-il un infini hors de nous? Cet infini est-il un, immanent, permanent; nйcessairement substantiel, puisqu'il est infini, et que, si la matiиre lui manquait, il serait bornй lа, nйcessairement intelligent, puisqu'il est infini, et que, si l'intelligence lui manquait, il serait fini lа? Cet infini йveille-t-il en nous l'idйe d'essence, tandis que nous ne pouvons nous attribuer а nous-mкmes que l'idйe d'existence? En d'autres termes, n'est-il pas l'absolu dont nous sommes le relatif?
En mкme temps qu'il y a un infini hors de nous, n'y a-t-il pas un infini en nous? Ces deux infinis (quel pluriel effrayant!) ne se superposent-ils pas l'un а l'autre? Le second infini n'est-il pas pour ainsi dire sous-jacent au premier? n'en est-il pas le miroir, le reflet, l'йcho, abоme concentrique а un autre abоme? Ce second infini est-il intelligent lui aussi? Pense-t-il? aime-t-il? veut-il? Si les deux infinis sont intelligents, chacun d'eux a un principe voulant, et il y a un moi dans l'infini d'en haut comme il y a un moi dans l'infini d'en bas. Le moi d'en bas, c'est l'вme; le moi d'en haut, c'est Dieu.
Mettre par la pensйe l'infini d'en bas en contact avec l'infini d'en haut, cela s'appelle prier.
Ne retirons rien а l'esprit humain; supprimer est mauvais. Il faut rйformer et transformer. Certaines facultйs de l'homme sont dirigйes vers l'Inconnu; la pensйe, la rкverie, la priиre. L'Inconnu est un ocйan. Qu'est-ce que la conscience? C'est la boussole de l'Inconnu. Pensйe, rкverie, priиre, ce sont lа de grands rayonnements mystйrieux. Respectons-les. Oщ vont ces irradiations majestueuses de l'вme? а l'ombre; c'est-а-dire а la lumiиre.
La grandeur de la dйmocratie, c'est de ne rien nier et de ne rien renier de l'humanitй. Prиs du droit de l'Homme, au moins а cфtй, il y a le droit de l'Вme.
Йcraser les fanatismes et vйnйrer l'infini, telle est la loi. Ne nous bornons pas а nous prosterner sous l'arbre Crйation, et а contempler ses immenses branchages pleins d'astres. Nous avons un devoir: travailler а l'вme humaine, dйfendre le mystиre contre le miracle, adorer l'incomprйhensible et rejeter l'absurde, n'admettre, en fait d'inexplicable, que le nйcessaire, assainir la croyance, фter les superstitions de dessus la religion; йcheniller Dieu[117].
Chapitre VI
Bontй absolue de la priиre
Quant au mode de prier, tous sont bons, pourvu qu’ils soient sincиres. Tournez votre livre а l’envers, et soyez dans l’infini.
Il y a, nous le savons, une philosophie qui nie l’infini. Il y a aussi une philosophie, classйe pathologiquement, qui nie le soleil; cette philosophie s’appelle cйcitй.
Йriger un sens qui nous manque en source de vйritй, c’est un bel aplomb d’aveugle.
Le curieux, ce sont les airs hautains, supйrieurs et compatissants que prend, vis-а-vis de la philosophie qui voit Dieu, cette philosophie а tвtons. On croit entendre une taupe s’йcrier: Ils me font pitiй avec leur soleil!
Il y a, nous le savons, d’illustres et puissants athйes. Ceux-lа, au fond, ramenйs au vrai par leur puissance mкme, ne sont pas bien sыrs d’кtre athйes, ce n’est guиre avec eux qu’une affaire de dйfinition, et, dans tous les cas, s’ils ne croient pas Dieu, йtant de grands esprits, ils prouvent Dieu.
Nous saluons en eux les philosophes, tout en qualifiant inexorablement leur philosophie.
Continuons.
L’admirable aussi, c’est la facilitй а se payer de mots. Une йcole mйtaphysique du nord, un peu imprйgnйe de brouillard[118], a cru faire une rйvolution dans l’entendement humain en remplaзant le mot Force par le mot Volontй.
Dire: la plante veut; au lieu de: la plante croоt; cela serait fйcond, en effet, si l’on ajoutait: l’univers veut. Pourquoi? C’est qu’il en sortirait ceci: la plante veut, donc elle a un moi; l’univers veut, donc il a un Dieu.
Quant а nous, qui pourtant, au rebours de cette йcole, ne rejetons rien а priori, une volontй dans la plante, acceptйe par cette йcole, nous paraоt plus difficile а admettre qu’une volontй dans l’univers, niйe par elle.
Nier la volontй de l’infini, c’est-а-dire Dieu, cela ne se peut qu’а la condition de nier l’infini. Nous l’avons dйmontrй.
La nйgation de l’infini mиne droit au nihilisme. Tout devient «une conception de l’esprit ».
Avec le nihilisme pas de discussion possible. Car le nihilisme logique doute que son interlocuteur existe, et n’est pas bien sыr d’exister lui-mкme.
А son point de vue, il est possible qu’il ne soit lui-mкme pour lui-mкme qu’une «conception de son esprit ».
Seulement, il ne s’aperзoit point que tout ce qu’il a niй, il l’admet en bloc, rien qu’en prononзant ce mot: Esprit.
En somme, aucune voie n’est ouverte pour la pensйe par une philosophie qui fait tout aboutir au monosyllabe Non.
А: Non, il n’y a qu’une rйponse: Oui.
Le nihilisme est sans portйe.
Il n’y a pas de nйant. Zйro n’existe pas. Tout est quelque chose. Rien n’est rien.
L’homme vit d’affirmation plus encore que de pain.
Voir et montrer, cela mкme ne suffit pas. La philosophie doit кtre une йnergie; elle doit avoir pour effort et pour effet d’amйliorer l’homme. Socrate doit entrer dans Adam et produire Marc-Aurиle; en d’autres termes, faire sortir de l’homme de la fйlicitй l’homme de la sagesse. Changer l’Eden en Lycйe[119]. La science doit кtre un cordial. Jouir, quel triste but et quelle ambition chйtive! La brute jouit. Penser, voilа le triomphe vrai de l’вme. Tendre la pensйe а la soif des hommes, leur donner а tous en йlixir la notion de Dieu, faire fraterniser en eux la conscience et la science, les rendre justes par cette confrontation mystйrieuse, telle est la fonction de la philosophie rйelle. La morale est un йpanouissement de vйritйs. Contempler mиne а agir. L’absolu doit кtre pratique. Il faut que l’idйal soit respirable, potable et mangeable а l’esprit humain. C’est l’idйal qui a le droit de dire: Prenez, ceci est ma chair, ceci est mon sang[120]. La sagesse est une communion sacrйe. C’est а cette condition qu’elle cesse d’кtre un stйrile amour de la science pour devenir le mode un et souverain du ralliement humain, et que de philosophie elle est promue religion.
La philosophie ne doit pas кtre un encorbellement bвti sur le mystиre pour le regarder а son aise, sans autre rйsultat que d’кtre commode а la curiositй.
Pour nous, en ajournant le dйveloppement de notre pensйe а une autre occasion[121], nous nous bornons а dire que nous ne comprenons ni l’homme comme point de dйpart, ni le progrиs comme but, sans ces deux forces qui sont les deux moteurs: croire et aimer.
Le progrиs est le but, l’idйal est le type.
Qu’est-ce que l’idйal? C’est Dieu.
Idйal, absolu, perfection, infini; mots identiques.
Chapitre VII
Prйcautions а prendre dans le blвme
L'histoire et la philosophie ont d'йternels devoirs qui sont en mкme temps des devoirs simples; combattre Caпphe йvкque, Dracon juge, Trimalcion lйgislateur, Tibиre empereur, cela est clair, direct et limpide, et n'offre aucune obscuritй. Mais le droit de vivre а part, mкme avec ses inconvйnients et ses abus, veut кtre constatй et mйnagй. Le cйnobitisme est un problиme humain.
Lorsqu'on parle des couvents, ces lieux d'erreur, mais d'innocence, d'йgarement, mais de bonne volontй, d'ignorance, mais de dйvouement, de supplice, mais de martyre, il faut presque toujours dire oui et non.
Un couvent, c'est une contradiction. Pour but, le salut; pour moyen, le sacrifice. Le couvent, c'est le suprкme йgoпsme ayant pour rйsultante la suprкme abnйgation.
Abdiquer pour rйgner, semble кtre la devise du monachisme.
Au cloоtre, on souffre pour jouir. On tire une lettre de change sur la mort. On escompte en nuit terrestre la lumiиre cйleste. Au cloоtre, l'enfer est acceptй en avance d'hoirie sur le paradis.
La prise de voile ou de froc est un suicide payй d'йternitй.
Il ne nous parait pas qu'en un pareil sujet la moquerie soit de mise. Tout y est sйrieux, le bien comme le mal.
L'homme juste fronce le sourcil, mais ne sourit jamais du mauvais sourire. Nous comprenons la colиre, non la malignitй.
Chapitre VIII
Foi, loi
Encore quelques mots.
Nous blвmons l'Йglise quand elle est saturйe d'intrigue, nous mйprisons le spirituel вpre au temporel; mais nous honorons partout l'homme pensif.
Nous saluons qui s'agenouille.
Une foi; c'est lа pour l'homme le nйcessaire. Malheur а qui ne croit rien!
On n'est pas inoccupй parce qu'on est absorbй. Il y a le labeur visible et le labeur invisible.
Contempler, c'est labourer; penser, c'est agir. Les bras croisйs travaillent, les mains jointes font. Le regard au ciel est une њuvre.
Thalиs resta quatre ans immobile. Il fonda la philosophie.
Pour nous les cйnobites ne sont pas des oisifs, et les solitaires ne sont pas des fainйants.
Songer а l'Ombre est une chose sйrieuse.
Sans rien infirmer de ce que nous venons de dire, nous croyons qu'un perpйtuel souvenir du tombeau convient aux vivants. Sur ce point le prкtre et le philosophe sont d'accord. Il faut mourir. L'abbй de La Trappe donne la rйplique а Horace.
Mкler а sa vie une certaine prйsence du sйpulcre, c'est la loi du sage; et c'est la loi de l'ascиte. Sous ce rapport l'ascиte et le sage convergent.
Il y a la croissance matйrielle; nous la voulons. Il y a aussi la grandeur morale; nous y tenons.
Les esprits irrйflйchis et rapides disent:
– А quoi bon ces figures immobiles du cфtй du mystиre? А quoi servent-elles? qu'est-ce qu'elles font?
Hйlas! en prйsence de l'obscuritй qui nous environne et qui nous attend, ne sachant pas ce que la dispersion immense fera de nous, nous rйpondons: Il n'y a pas d'њuvre plus sublime peut-кtre que celle que font ces вmes. Et nous ajoutons: Il n'y a peut-кtre pas de travail plus utile.
Il faut bien ceux qui prient toujours pour ceux qui ne prient jamais.
Pour nous, toute la question est dans la quantitй de pensйe qui se mкle а la priиre.
Leibniz priant, cela est grand; Voltaire adorant, cela est beau. Deo erexit Voltaire[122].
Nous sommes pour la religion contre les religions.
Nous sommes de ceux qui croient а la misиre des oraisons et а la sublimitй de la priиre.
Du reste, dans cette minute que nous traversons, minute qui heureusement ne laissera pas au dix-neuviиme siиcle sa figure, а cette heure oщ tant d'hommes ont le front bas et l'вme peu haute, parmi tant de vivants ayant pour morale de jouir, et occupйs des choses courtes et difformes de la matiиre, quiconque s'exile nous semble vйnйrable. Le monastиre est un renoncement. Le sacrifice qui porte а faux est encore le sacrifice. Prendre pour devoir une erreur sйvиre, cela a sa grandeur.
Pris en soi, et idйalement, et pour tourner autour de la vйritй jusqu'а йpuisement impartial de tous les aspects, le monastиre, le couvent de femmes surtout, car dans notre sociйtй c'est la femme qui souffre le plus, et dans cet exil du cloоtre il y a de la protestation, le couvent de femmes a incontestablement une certaine majestй.
Cette existence claustrale si austиre et si morne, dont nous venons d'indiquer quelques linйaments, ce n'est pas la vie, car ce n'est pas la libertй; ce n'est pas la tombe, car ce n'est pas la plйnitude; c'est le lieu йtrange d'oщ l'on aperзoit, comme de la crкte d'une haute montagne, d'un cфtй l'abоme oщ nous sommes, de l'autre l'abоme oщ nous serons; c'est une frontiиre йtroite et brumeuse sйparant deux mondes, йclairйe et obscurcie par les deux а la fois, oщ le rayon affaibli de la vie se mкle au rayon vague de la mort; c'est la pйnombre du tombeau.
Quant а nous, qui ne croyons pas ce que ces femmes croient, mais qui vivons comme elles par la foi, nous n'avons jamais pu considйrer sans une espиce de terreur religieuse et tendre, sans une sorte de pitiй pleine d'envie, ces crйatures dйvouйes, tremblantes et confiantes, ces вmes humbles et augustes qui osent vivre au bord mкme du mystиre, attendant, entre le monde qui est fermй et le ciel qui n'est pas ouvert, tournйes vers la clartй qu'on ne voit pas, ayant seulement le bonheur de penser qu'elles savent oщ elle est, aspirant au gouffre et а l'inconnu, l'њil fixй sur l'obscuritй immobile, agenouillйes, йperdues, stupйfaites, frissonnantes, а demi soulevйes а de certaines heures par les souffles profonds de l'йternitй.