Ce quibus, composй des bourses et des montres, des bagues d'or et des croix d'argent rйcoltйes au temps de la moisson dans les sillons ensemencйs de cadavres, ne faisait pas un gros total et n'avait pas menй bien loin ce vivandier passй gargotier.
Thйnardier avait ce je ne sais quoi de rectiligne dans le geste qui, avec un juron, rappelle la caserne et, avec un signe de croix, le sйminaire. Il йtait beau parleur. Il se laissait croire savant. Nйanmoins, le maоtre d'йcole avait remarquй qu'il faisait – «des cuirs ». Il composait la carte а payer des voyageurs avec supйrioritй, mais des yeux exercйs y trouvaient parfois des fautes d'orthographe. Thйnardier йtait sournois, gourmand, flвneur et habile. Il ne dйdaignait pas ses servantes, ce qui faisait que sa femme n'en avait plus. Cette gйante йtait jalouse. Il lui semblait que ce petit homme maigre et jaune devait кtre l'objet de la convoitise universelle.
Thйnardier, par-dessus tout, homme d'astuce et d'йquilibre, йtait un coquin du genre tempйrй. Cette espиce est la pire; l'hypocrisie s'y mкle.
Ce n'est pas que Thйnardier ne fыt dans l'occasion capable de colиre au moins autant que sa femme; mais cela йtait trиs rare, et dans ces moments-lа, comme il en voulait au genre humain tout entier, comme il avait en lui une profonde fournaise de haine, comme il йtait de ces gens qui se vengent perpйtuellement, qui accusent tout ce qui passe devant eux de tout ce qui est tombй sur eux, et qui sont toujours prкts а jeter sur le premier venu, comme lйgitime grief, le total des dйceptions, des banqueroutes et des calamitйs de leur vie, comme tout ce levain se soulevait en lui et lui bouillonnait dans la bouche et dans les yeux, il йtait йpouvantable. Malheur а qui passait sous sa fureur alors!
Outre toutes ses autres qualitйs, Thйnardier йtait attentif et pйnйtrant, silencieux ou bavard а l'occasion, et toujours avec une haute intelligence. Il avait quelque chose du regard des marins accoutumйs а cligner des yeux dans les lunettes d'approche. Thйnardier йtait un homme d'Йtat.
Tout nouveau venu qui entrait dans la gargote disait en voyant la Thйnardier: Voilа le maоtre de la maison. Erreur. Elle n'йtait mкme pas la maоtresse. Le maоtre et la maоtresse, c'йtait le mari. Elle faisait, il crйait. Il dirigeait tout par une sorte d'action magnйtique invisible et continuelle. Un mot lui suffisait, quelquefois un signe; le mastodonte obйissait. Le Thйnardier йtait pour la Thйnardier, sans qu'elle s'en rendit trop compte, une espиce d'кtre particulier et souverain. Elle avait les vertus de sa faзon d'кtre; jamais, eыt-elle йtй en dissentiment sur un dйtail avec «monsieur Thйnardier », hypothиse du reste inadmissible, elle n'eыt donnй publiquement tort а son mari, sur quoi que ce soit. Jamais elle n'eыt commis «devant des йtrangers » cette faute que font si souvent les femmes, et qu'on appelle, en langage parlementaire, dйcouvrir la couronne. Quoique leur accord n'eыt pour rйsultat que le mal, il y avait de la contemplation dans la soumission de la Thйnardier а son mari. Cette montagne de bruit et de chair se mouvait sous le petit doigt de ce despote frкle. C'йtait, vu par son cфtй nain et grotesque, cette grande chose universelle: l'adoration de la matiиre pour l'esprit; car de certaines laideurs ont leur raison d'кtre dans les profondeurs mкmes de la beautй йternelle. Il y avait de l'inconnu dans Thйnardier; de lа l'empire absolu de cet homme sur cette femme. А de certains moments, elle le voyait comme une chandelle allumйe; dans d'autres, elle le sentait comme une griffe.
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Cette femme йtait une crйature formidable qui n'aimait que ses enfants et ne craignait que son mari. Elle йtait mиre parce qu'elle йtait mammifиre. Du reste, sa maternitй s'arrкtait а ses filles, et, comme on le verra, ne s'йtendait pas jusqu'aux garзons. Lui, l'homme, n'avait qu'une pensйe: s'enrichir.
Il n'y rйussissait point. Un digne thйвtre manquait а ce grand talent. Thйnardier а Montfermeil se ruinait, si la ruine est possible а zйro; en Suisse ou dans les Pyrйnйes, ce sans-le-sou serait devenu millionnaire. Mais oщ le sort attache l'aubergiste, il faut qu'il broute.
On comprend que le mot aubergiste est employй ici dans un sens restreint, et qui ne s'йtend pas а une classe entiиre. En cette mкme annйe 1823, Thйnardier йtait endettй d'environ quinze cents francs de dettes criardes, ce qui le rendait soucieux.
Quelle que fыt envers lui l'injustice opiniвtre de la destinйe, le Thйnardier йtait un des hommes qui comprenaient le mieux, avec le plus de profondeur et de la faзon la plus moderne, cette chose qui est une vertu chez les peuples barbares et une marchandise chez les peuples civilisйs, l'hospitalitй. Du reste braconnier admirable et citй pour son coup de fusil. Il avait un certain rire froid et paisible qui йtait particuliиrement dangereux.
Ses thйories d'aubergiste jaillissaient quelquefois de lui par йclairs. Il avait des aphorismes professionnels qu'il insйrait dans l'esprit de sa femme. – «Le devoir de l'aubergiste, lui disait-il un jour violemment et а voix basse, c'est de vendre au premier venu du fricot, du repos, de la lumiиre, du feu, des draps sales, de la bonne, des puces, du sourire; d'arrкter les passants, de vider les petites bourses et d'allйger honnкtement les grosses, d'abriter avec respect les familles en route, de rвper l'homme, de plumer la femme, d'йplucher l'enfant; de coter la fenкtre ouverte, la fenкtre fermйe, le coin de la cheminйe, le fauteuil, la chaise, le tabouret, l'escabeau, le lit de plume, le matelas et la botte de paille; de savoir de combien l'ombre use le miroir et de tarifer cela, et, par les cinq cent mille diables, de faire tout payer au voyageur, jusqu'aux mouches que son chien mange! »
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Cet homme et cette femme, c'йtait ruse et rage mariйs ensemble, attelage hideux et terrible.
Pendant que le mari ruminait et combinait, la Thйnardier, elle, ne pensait pas aux crйanciers absents, n'avait souci d'hier ni de demain, et vivait avec emportement, toute dans la minute.
Tels йtaient ces deux кtres. Cosette йtait entre eux, subissant leur double pression, comme une crйature qui serait а la fois broyйe par une meule et dйchiquetйe par une tenaille. L'homme et la femme avaient chacun une maniиre diffйrente; Cosette йtait rouйe de coups, cela venait de la femme; elle allait pieds nus l'hiver, cela venait du mari.
Cosette montait, descendait, lavait, brossait, frottait, balayait, courait, trimait, haletait, remuait des choses lourdes, et, toute chйtive, faisait les grosses besognes. Nulle pitiй; une maоtresse farouche, un maоtre venimeux. La gargote Thйnardier йtait comme une toile oщ Cosette йtait prise et tremblait. L'idйal de l'oppression йtait rйalisй par cette domesticitй sinistre. C'йtait quelque chose comme la mouche servante des araignйes[60].
La pauvre enfant, passive, se taisait.
Quand elles se trouvent ainsi, dиs l'aube, toutes petites, toutes nues, parmi les hommes, que se passe-t-il dans ces вmes qui viennent de quitter Dieu?
Chapitre III
Il faut du vin aux hommes et de l'eau aux chevaux
Il йtait arrivй quatre nouveaux voyageurs.
Cosette songeait tristement; car, quoiqu'elle n'eыt que huit ans, elle avait dйjа tant souffert qu'elle rкvait avec l'air lugubre d'une vieille femme.
Elle avait la paupiиre noire d'un coup de poing que la Thйnardier lui avait donnй, ce qui faisait dire de temps en temps а la Thйnardier: – Est-elle laide avec son pochon sur l'њil!
Cosette pensait donc qu'il йtait nuit, trиs nuit, qu'il avait fallu remplir а l'improviste les pots et les carafes dans les chambres des voyageurs survenus, et qu'il n'y avait plus d'eau dans la fontaine.
Ce qui la rassurait un peu, c'est qu'on ne buvait pas beaucoup d'eau dans la maison Thйnardier. Il ne manquait pas lа de gens qui avaient soif; mais c'йtait de cette soif qui s'adresse plus volontiers au broc qu'а la cruche. Qui eыt demandй un verre d'eau parmi ces verres de vin eыt semblй un sauvage а tous ces hommes. Il y eut pourtant un moment oщ l'enfant trembla: la Thйnardier souleva le couvercle d'une casserole qui bouillait sur le fourneau, puis saisit un verre et s'approcha vivement de la fontaine. Elle tourna le robinet, l'enfant avait levй la tкte et suivait tous ses mouvements. Un maigre filet d'eau coula du robinet et remplit le verre а moitiй.
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– Tiens, dit-elle, il n'y a plus d'eau! puis elle eut un moment de silence.
L'enfant ne respirait pas.
– Bah, reprit la Thйnardier en examinant le verre а demi plein, il y en aura assez comme cela.
Cosette se remit а son travail, mais pendant plus d'un quart d'heure elle sentit son cњur sauter comme un gros flocon dans sa poitrine.
Elle comptait les minutes qui s'йcoulaient ainsi, et eыt bien voulu кtre au lendemain matin.
De temps en temps, un des buveurs regardait dans la rue et s'exclamait: – Il fait noir comme dans un four! – Ou: – Il faut кtre chat pour aller dans la rue sans lanterne а cette heure-ci! – Et Cosette tressaillait.
Tout а coup, un des marchands colporteurs logйs dans l'auberge entra, et dit d'une voix dure:
– On n'a pas donnй а boire а mon cheval.
– Si fait vraiment, dit la Thйnardier.
– Je vous dis que non, la mиre, reprit le marchand.
Cosette йtait sortie de dessous la table.
– Oh! si! monsieur! dit-elle, le cheval a bu, il a bu dans le seau, plein le seau, et mкme que c'est moi qui lui ai portй а boire, et je lui ai parlй.
Cela n'йtait pas vrai. Cosette mentait.
– En voilа une qui est grosse comme le poing et qui ment gros comme la maison, s'йcria le marchand. Je te dis qu'il n'a pas bu, petite drфlesse! Il a une maniиre de souffler quand il n'a pas bu que je connais bien.
Cosette persista, et ajouta d'une voix enrouйe par l'angoisse et qu'on entendait а peine:
– Et mкme qu'il a bien bu!
– Allons, reprit le marchand avec colиre, ce n'est pas tout зa, qu'on donne а boire а mon cheval et que cela finisse!
Cosette rentra sous la table.
– Au fait, c'est juste, dit la Thйnardier, si cette bкte n'a pas bu, il faut qu'elle boive.
Puis, regardant autour d'elle:
– Eh bien, oщ est donc cette autre?
Elle se pencha et dйcouvrit Cosette blottie а l'autre bout de la table, presque sous les pieds des buveurs.
– Vas-tu venir? cria la Thйnardier.
Cosette sortit de l'espиce de trou oщ elle s'йtait cachйe. La Thйnardier reprit:
– Mademoiselle Chien-faute-de-nom, va porter а boire а ce cheval.
– Mais, madame, dit Cosette faiblement, c'est qu'il n'y a pas d'eau.
La Thйnardier ouvrit toute grande la porte de la rue.
– Eh bien, va en chercher!
Cosette baissa la tкte, et alla prendre un seau vide qui йtait au coin de la cheminйe.
Ce seau йtait plus grand qu'elle, et l'enfant aurait pu s'asseoir dedans et y tenir а l'aise.
La Thйnardier se remit а son fourneau, et goыta avec une cuillиre de bois ce qui йtait dans la casserole, tout en grommelant:
– Il y en a а la source. Ce n'est pas plus malin que зa. Je crois que j'aurais mieux fait de passer mes oignons.
Puis elle fouilla dans un tiroir oщ il y avait des sous, du poivre et des йchalotes.
– Tiens, mamzelle Crapaud, ajouta-t-elle, en revenant tu prendras un gros pain chez le boulanger. Voilа une piиce de quinze sous[61].
Cosette avait une petite poche de cфtй а son tablier; elle prit la piиce sans dire un mot, et la mit dans cette poche.
Puis elle resta immobile, le seau а la main, la porte ouverte devant elle. Elle semblait attendre qu'on vоnt а son secours.
– Va donc! cria la Thйnardier.
Cosette sortit. La porte se referma.
Chapitre IV
Entrйe en scиne d'une poupйe
La file de boutiques en plein vent qui partait de l’йglise se dйveloppait, on s’en souvient, jusqu’а l’auberge Thйnardier. Ces boutiques, а cause du passage prochain des bourgeois allant а la messe de minuit, йtaient toutes illuminйes de chandelles brыlant dans des entonnoirs de papier, ce qui, comme le disait le maоtre d’йcole de Montfermeil attablй en ce moment chez Thйnardier, faisait «un effet magique ». En revanche, on ne voyait pas une йtoile au ciel.
La derniиre de ces baraques, йtablie prйcisйment en face de la porte des Thйnardier, йtait une boutique de bimbeloterie, toute reluisante de clinquants, de verroteries et de choses magnifiques en fer-blanc. Au premier rang, et en avant, le marchand avait placй, sur un fond de serviettes blanches, une immense poupйe haute de prиs de deux pieds qui йtait vкtue d’une robe de crкpe rose avec des йpis d’or sur la tкte et qui avait de vrais cheveux[62] et des yeux en йmail. Tout le jour, cette merveille avait йtй йtalйe а l’йbahissement des passants de moins de dix ans, sans qu’il se fыt trouvй а Montfermeil une mиre assez riche, ou assez prodigue, pour la donner а son enfant. Йponine et Azelma avaient passй des heures а la contempler, et Cosette elle-mкme, furtivement, il est vrai, avait osй la regarder.
Au moment oщ Cosette sortit, son seau а la main, si morne et si accablйe qu’elle fыt, elle ne put s’empкcher de lever les yeux sur cette prodigieuse poupйe, vers la dame, comme elle l’appelait. La pauvre enfant s’arrкta pйtrifiйe. Elle n’avait pas encore vu cette poupйe de prиs. Toute cette boutique lui semblait un palais; cette poupйe n’йtait pas une poupйe, c’йtait une vision. C’йtaient la joie, la splendeur, la richesse, le bonheur, qui apparaissaient dans une sorte de rayonnement chimйrique а ce malheureux petit кtre englouti si profondйment dans une misиre funиbre et froide. Cosette mesurait avec cette sagacitй naпve et triste de l’enfance l’abоme qui la sйparait de cette poupйe. Elle se disait qu’il fallait кtre reine ou au moins princesse pour avoir une «chose » comme cela. Elle considйrait cette belle robe rose, ces beaux cheveux lisses, et elle pensait: Comme elle doit кtre heureuse, cette poupйe-lа! Ses yeux ne pouvaient se dйtacher de cette boutique fantastique. Plus elle regardait, plus elle s’йblouissait. Elle croyait voir le paradis. Il y avait d’autres poupйes derriиre la grande qui lui paraissaient des fйes et des gйnies. Le marchand qui allait et venait au fond de sa baraque lui faisait un peu l’effet d’кtre le Pиre йternel.
Dans cette adoration, elle oubliait tout, mкme la commission dont elle йtait chargйe. Tout а coup, la voix rude de la Thйnardier la rappela а la rйalitй: – Comment, pйronnelle, tu n’es pas partie! Attends! je vais а toi! Je vous demande un peu ce qu’elle fait lа! Petit monstre, va!
La Thйnardier avait jetй un coup d’њil dans la rue et aperзu Cosette en extase.
Cosette s’enfuit emportant son seau et faisant les plus grands pas qu’elle pouvait.
Chapitre V
La petite toute seule
Comme l'auberge Thйnardier йtait dans cette partie du village qui est prиs de l'йglise, c'йtait а la source du bois du cфtй de Chelles que Cosette devait aller puiser de l'eau.
Elle ne regarda plus un seul йtalage de marchand. Tant qu'elle fut dans la ruelle du Boulanger et dans les environs de l'йglise, les boutiques illuminйes йclairaient le chemin, mais bientфt la derniиre lueur de la derniиre baraque disparut. La pauvre enfant se trouva dans l'obscuritй. Elle s'y enfonзa. Seulement, comme une certaine йmotion la gagnait, tout en marchant elle agitait le plus qu'elle pouvait l'anse du seau. Cela faisait un bruit qui lui tenait compagnie.
Plus elle cheminait, plus les tйnиbres devenaient йpaisses. Il n'y avait plus personne dans les rues. Pourtant, elle rencontra une femme qui se retourna en la voyant passer, et qui resta immobile, marmottant entre ses lиvres: «Mais oщ peut donc aller cet enfant? Est-ce que c'est un enfant-garou? » Puis la femme reconnut Cosette. «Tiens, dit-elle, c'est l'Alouette! »
Cosette traversa ainsi le labyrinthe de rues tortueuses et dйsertes qui termine du cфtй de Chelles le village de Montfermeil. Tant qu'elle eut des maisons et mкme seulement des murs des deux cфtйs de son chemin, elle alla assez hardiment. De temps en temps, elle voyait le rayonnement d'une chandelle а travers la fente d'un volet, c'йtait de la lumiиre et de la vie, il y avait lа des gens, cela la rassurait. Cependant, а mesure qu'elle avanзait, sa marche se ralentissait comme machinalement. Quand elle eut passй l'angle de la derniиre maison, Cosette s'arrкta. Aller au delа de la derniиre boutique, cela avait йtй difficile; aller plus loin que la derniиre maison, cela devenait impossible. Elle posa le seau а terre, plongea sa main dans ses cheveux et se mit а se gratter lentement la tкte, geste propre aux enfants terrifiйs et indйcis. Ce n'йtait plus Montfermeil, c'йtaient les champs. L'espace noir et dйsert йtait devant elle. Elle regarda avec dйsespoir cette obscuritй oщ il n'y avait plus personne, oщ il y avait des bкtes, oщ il y avait peut-кtre des revenants. Elle regarda bien, et elle entendit les bкtes qui marchaient dans l'herbe, et elle vit distinctement les revenants qui remuaient dans les arbres. Alors elle ressaisit le seau, la peur lui donna de l'audace.
– Bah! dit-elle, je lui dirai qu'il n'y avait plus d'eau!
Et elle rentra rйsolument dans Montfermeil.
А peine eut-elle fait cent pas qu'elle s'arrкta encore, et se remit а se gratter la tкte. Maintenant, c'йtait la Thйnardier qui lui apparaissait; la Thйnardier hideuse avec sa bouche d'hyиne et la colиre flamboyante dans les yeux. L'enfant jeta un regard lamentable en avant et en arriиre. Que faire? que devenir? oщ aller? Devant elle le spectre de la Thйnardier; derriиre elle tous les fantфmes de la nuit et des bois. Ce fut devant la Thйnardier qu'elle recula. Elle reprit le chemin de la source et se mit а courir. Elle sortit du village en courant, elle entra dans le bois en courant, ne regardant plus rien, n'йcoutant plus rien. Elle n'arrкta sa course que lorsque la respiration lui manqua, mais elle n'interrompit point sa marche. Elle allait devant elle, йperdue.
Tout en courant, elle avait envie de pleurer.
Le frйmissement nocturne de la forкt l'enveloppait tout entiиre. Elle ne pensait plus, elle ne voyait plus. L'immense nuit faisait face а ce petit кtre. D'un cфtй, toute l'ombre; de l'autre, un atome.
Il n'y avait que sept ou huit minutes de la lisiиre du bois а la source. Cosette connaissait le chemin pour l'avoir fait bien souvent le jour. Chose йtrange, elle ne se perdit pas. Un reste d'instinct la conduisait vaguement. Elle ne jetait cependant les yeux ni а droite ni а gauche, de crainte de voir des choses dans les branches et dans les broussailles. Elle arriva ainsi а la source.
C'йtait une йtroite cuve naturelle creusйe par l'eau dans un sol glaiseux, profonde d'environ deux pieds, entourйe de mousses et de ces grandes herbes gaufrйes qu'on appelle collerettes de Henri IV, et pavйe de quelques grosses pierres. Un ruisseau s'en йchappait avec un petit bruit tranquille.
Cosette ne prit pas le temps de respirer. Il faisait trиs noir, mais elle avait l'habitude de venir а cette fontaine. Elle chercha de la main gauche dans l'obscuritй un jeune chкne inclinй sur la source qui lui servait ordinairement de point d'appui, rencontra une branche, s'y suspendit, se pencha et plongea le seau dans l'eau. Elle йtait dans un moment si violent que ses forces йtaient triplйes. Pendant qu'elle йtait ainsi penchйe, elle ne fоt pas attention que la poche de son tablier se vidait dans la source. La piиce de quinze sous tomba dans l'eau. Cosette ne la vit ni ne l'entendit tomber. Elle retira le seau presque plein et le posa sur l'herbe.
Cela fait, elle s'aperзut qu'elle йtait йpuisйe de lassitude. Elle eыt bien voulu repartir tout de suite; mais l'effort de remplir le seau avait йtй tel qu'il lui fut impossible de faire un pas. Elle fut bien forcйe de s'asseoir. Elle se laissa tomber sur l'herbe et y demeura accroupie.
Elle ferma les yeux, puis elle les rouvrit, sans savoir pourquoi, mais ne pouvant faire autrement.
А cфtй d'elle l'eau agitйe dans le seau faisait des cercles qui ressemblaient а des serpents de feu blanc.
Au-dessus de sa tкte, le ciel йtait couvert de vastes nuages noirs qui йtaient comme des pans de fumйe. Le tragique masque de l'ombre semblait se pencher vaguement sur cet enfant.
Jupiter se couchait dans les profondeurs. L'enfant regardait d'un њil йgarй cette grosse йtoile qu'elle ne connaissait pas et qui lui faisait peur. La planиte, en effet, йtait en ce moment trиs prиs de l'horizon et traversait une йpaisse couche de brume qui lui donnait une rougeur horrible. La brume, lugubrement empourprйe, йlargissait l'astre. On eыt dit une plaie lumineuse.
Un vent froid soufflait de la plaine. Le bois йtait tйnйbreux, sans aucun froissement de feuilles, sans aucune de ces vagues et fraоches lueurs de l'йtй. De grands branchages s'y dressaient affreusement. Des buissons chйtifs et difformes sifflaient dans les clairiиres. Les hautes herbes fourmillaient sous la bise comme des anguilles. Les ronces se tordaient comme de longs bras armйs de griffes cherchant а prendre des proies; quelques bruyиres sиches, chassйes par le vent, passaient rapidement et avaient l'air de s'enfuir avec йpouvante devant quelque chose qui arrivait. De tous les cфtйs il y avait des йtendues lugubres.
L'obscuritй est vertigineuse. Il faut а l'homme de la clartй. Quiconque s'enfonce dans le contraire du jour se sent le cњur serrй. Quand l'њil voit noir, l'esprit voit trouble. Dans l'йclipse, dans la nuit, dans l'opacitй fuligineuse, il y a de l'anxiйtй, mкme pour les plus forts. Nul ne marche seul la nuit dans la forкt sans tremblement. Ombres et arbres, deux йpaisseurs redoutables. Une rйalitй chimйrique apparaоt dans la profondeur indistincte. L'inconcevable s'йbauche а quelques pas de vous avec une nettetй spectrale. On voit flotter, dans l'espace ou dans son propre cerveau, on ne sait quoi de vague et d'insaisissable comme les rкves des fleurs endormies. Il y a des attitudes farouches sur l'horizon. On aspire les effluves du grand vide noir. On a peur et envie de regarder derriиre soi. Les cavitйs de la nuit, les choses devenues hagardes, des profils taciturnes qui se dissipent quand on avance, des йchevellements obscurs, des touffes irritйes, des flaques livides, le lugubre reflйtй dans le funиbre, l'immensitй sйpulcrale du silence, les кtres inconnus possibles, des penchements de branches mystйrieux, d'effrayants torses d'arbres, de longues poignйes d'herbes frйmissantes, on est sans dйfense contre tout cela. Pas de hardiesse qui ne tressaille et qui ne sente le voisinage de l'angoisse. On йprouve quelque chose de hideux comme si l'вme s'amalgamait а l'ombre. Cette pйnйtration des tйnиbres est inexprimablement sinistre dans un enfant.
Les forкts sont des apocalypses; et le battement d'ailes d'une petite вme fait un bruit d'agonie sous leur voыte monstrueuse.
Sans se rendre compte de ce qu'elle йprouvait, Cosette se sentait saisir par cette йnormitй noire de la nature. Ce n'йtait plus seulement de la terreur qui la gagnait, c'йtait quelque chose de plus terrible mкme que la terreur. Elle frissonnait. Les expressions manquent pour dire ce qu'avait d'йtrange ce frisson qui la glaзait jusqu'au fond du cњur. Son њil йtait devenu farouche. Elle croyait sentir qu'elle ne pourrait peut-кtre pas s'empкcher de revenir lа а la mкme heure le lendemain.
Alors, par une sorte d'instinct, pour sortir de cet йtat singulier qu'elle ne comprenait pas, mais qui l'effrayait, elle se mit а compter а haute voix un, deux, trois, quatre, jusqu'а dix, et, quand elle eut fini, elle recommenзa. Cela lui rendit la perception vraie des choses qui l'entouraient. Elle sentit le froid а ses mains qu'elle avait mouillйes en puisant de l'eau. Elle se leva. La peur lui йtait revenue, une peur naturelle et insurmontable. Elle n'eut plus qu'une pensйe, s'enfuir; s'enfuir а toutes jambes, а travers bois, а travers champs, jusqu'aux maisons, jusqu'aux fenкtres, jusqu'aux chandelles allumйes. Son regard tomba sur le seau qui йtait devant elle. Tel йtait l'effroi que lui inspirait la Thйnardier qu'elle n'osa pas s'enfuir sans le seau d'eau. Elle saisit l'anse а deux mains. Elle eut de la peine а soulever le seau.
Elle fit ainsi une douzaine de pas, mais le seau йtait plein, il йtait lourd, elle fut forcйe de le reposer а terre. Elle respira un instant, puis elle enleva l'anse de nouveau, et se remit а marcher, cette fois un peu plus longtemps. Mais il fallut s'arrкter encore. Aprиs quelques secondes de repos, elle repartit. Elle marchait penchйe en avant, la tкte baissйe, comme une vieille; le poids du seau tendait et raidissait ses bras maigres; l'anse de fer achevait d'engourdir et de geler ses petites mains mouillйes; de temps en temps elle йtait forcйe de s'arrкter, et chaque fois qu'elle s'arrкtait l'eau froide qui dйbordait du seau tombait sur ses jambes nues. Cela se passait au fond d'un bois, la nuit, en hiver, loin de tout regard humain; c'йtait un enfant de huit ans. Il n'y avait que Dieu en ce moment qui voyait cette chose triste.
Et sans doute sa mиre, hйlas!
Car il est des choses qui font ouvrir les yeux aux mortes dans leur tombeau.
Elle soufflait avec une sorte de rвlement douloureux; des sanglots lui serraient la gorge, mais elle n'osait pas pleurer, tant elle avait peur de la Thйnardier, mкme loin. C'йtait son habitude de se figurer toujours que la Thйnardier йtait lа.
Cependant elle ne pouvait pas faire beaucoup de chemin de la sorte, et elle allait bien lentement. Elle avait beau diminuer la durйe des stations et marcher entre chaque le plus longtemps possible, elle pensait avec angoisse qu'il lui faudrait plus d'une heure pour retourner ainsi а Montfermeil et que la Thйnardier la battrait. Cette angoisse se mкlait а son йpouvante d'кtre seule dans le bois la nuit. Elle йtait harassйe de fatigue et n'йtait pas encore sortie de la forкt. Parvenue prиs d'un vieux chвtaignier qu'elle connaissait, elle fit une derniиre halte plus longue que les autres pour se bien reposer, puis elle rassembla toutes ses forces, reprit le seau et se remit а marcher courageusement. Cependant le pauvre petit кtre dйsespйrй ne put s'empкcher de s'йcrier: Ф mon Dieu! mon Dieu!
En ce moment, elle sentit tout а coup que le seau ne pesait plus rien. Une main, qui lui parut йnorme, venait de saisir l'anse et la soulevait vigoureusement. Elle leva la tкte. Une grande forme noire, droite et debout, marchait auprиs d'elle dans l'obscuritй. C'йtait un homme qui йtait arrivй derriиre elle et qu'elle n'avait pas entendu venir. Cet homme, sans dire un mot, avait empoignй l'anse du seau qu'elle portait.
Il y a des instincts pour toutes les rencontres de la vie. L'enfant n'eut pas peur.
Chapitre VI
Qui peut-кtre prouve l'intelligence de Boulatruelle
Dans l'aprиs-midi de cette mкme journйe de Noлl 1823, un homme se promena assez longtemps dans la partie la plus dйserte du boulevard de l'Hфpital а Paris. Cet homme avait l'air de quelqu'un qui cherche un logement, et semblait s'arrкter de prйfйrence aux plus modestes maisons de cette lisiиre dйlabrйe du faubourg Saint-Marceau.
On verra plus loin que cet homme avait en effet louй une chambre dans ce quartier isolй.
Cet homme, dans son vкtement comme dans toute sa personne, rйalisait le type de ce qu'on pourrait nommer le mendiant de bonne compagnie, l'extrкme misиre combinйe avec l'extrкme propretй. C'est lа un mйlange assez rare qui inspire aux cњurs intelligents ce double respect qu'on йprouve pour celui qui est trиs pauvre et pour celui qui est trиs digne. Il avait un chapeau rond fort vieux et fort brossй, une redingote rвpйe jusqu'а la corde en gros drap jaune d'ocre, couleur qui n'avait rien de trop bizarre а cette йpoque, un grand gilet а poches de forme sйculaire, des culottes noires devenues grises aux genoux, des bas de laine noire et d'йpais souliers а boucles de cuivre. On eыt dit un ancien prйcepteur de bonne maison revenu de l'йmigration. А ses cheveux tout blancs, а son front ridй, а ses lиvres livides, а son visage oщ tout respirait l'accablement et la lassitude de la vie, on lui eыt supposй beaucoup plus de soixante ans. А sa dйmarche ferme, quoique lente, а la vigueur singuliиre empreinte dans tous ses mouvements, on lui en eыt donnй а peine cinquante. Les rides de son front йtaient bien placйes, et eussent prйvenu en sa faveur quelqu'un qui l'eыt observй avec attention. Sa lиvre se contractait avec un pli йtrange, qui semblait sйvиre et qui йtait humble. Il y avait au fond de son regard on ne sait quelle sйrйnitй lugubre. Il portait de la main gauche un petit paquet nouй dans un mouchoir; de la droite il s'appuyait sur une espиce de bвton coupй dans une haie. Ce bвton avait йtй travaillй avec quelque soin, et n'avait pas trop mйchant air; on avait tirй parti des nњuds, et on lui avait figurй un pommeau de corail avec de la cire rouge; c'йtait un gourdin, et cela semblait une canne.