Il n’avait rien «dйnichй ». Personne n’y pensa plus dans Montfermeil. Il y eut seulement quelques braves commиres qui dirent: Tenez pour certain que le cantonnier de Gagny n’a pas fait tout ce triquemaque pour rien; il est sыr que le diable est venu.
Chapitre III
Qu'il fallait que la chaоne de la manille eut subit un certain travail prйparatoire pour кtre ainsi brisйe d'un coup de marteau
Vers la fin d'octobre de cette mкme annйe 1823, les habitants de Toulon virent rentrer dans leur port, а la suite d'un gros temps et pour rйparer quelques avaries, le vaisseau l' Orion qui a йtй plus tard employй а Brest comme vaisseau-йcole et qui faisait alors partie de l'escadre de la Mйditerranйe[45].
Ce bвtiment, tout йclopй qu'il йtait, car la mer l'avait malmenй, fit de l'effet en entrant dans la rade. Il portait je ne sais plus quel pavillon qui lui valut un salut rйglementaire de onze coups de canon, rendus par lui coup pour coup; total: vingt-deux. On a calculй qu'en salves, politesses royales et militaires, йchanges de tapages courtois, signaux d'йtiquette, formalitйs de rades et de citadelles, levers et couchers de soleil saluйs tous les jours par toutes les forteresses et tous les navires de guerre, ouvertures et fermetures de portes, etc., etc., le monde civilisй tirait а poudre par toute la terre, toutes les vingt-quatre heures, cent cinquante mille coups de canon inutiles. А six francs le coup de canon, cela fait neuf cent mille francs par jour, trois cents millions par an, qui s'en vont en fumйe. Ceci n'est qu'un dйtail. Pendant ce temps-lа les pauvres meurent de faim.
L'annйe 1823 йtait ce que la restauration a appelй «l'йpoque de la guerre d'Espagne[46]. »
Cette guerre contenait beaucoup d'йvйnements dans un seul, et force singularitйs. Une grosse affaire de famille pour la maison de Bourbon; la branche de France secourant et protйgeant la branche de Madrid, c'est-а-dire faisant acte d'aоnesse; un retour apparent а nos traditions nationales compliquй de servitude et de sujйtion aux cabinets du nord; Mr le duc d'Angoulкme, surnommй par les feuilles libйrales le hйros d'Andujar, comprimant, dans une attitude triomphale un peu contrariйe par son air paisible, le vieux terrorisme fort rйel du saint-office aux prises avec le terrorisme chimйrique des libйraux; les sans-culottes ressuscitйs au grand effroi des douairiиres sous le nom de descamisados; le monarchisme faisant obstacle au progrиs qualifiй anarchie; les thйories de 89 brusquement interrompues dans la sape; un holа europйen intimй а l'idйe franзaise faisant son tour du monde; а cфtй du fils de France gйnйralissime, le prince de Carignan, depuis Charles-Albert, s'enrфlant dans cette croisade des rois contre les peuples comme volontaire avec des йpaulettes de grenadier en laine rouge; les soldats de l'empire se remettant en campagne, mais aprиs huit annйes de repos, vieillis, tristes, et sous la cocarde blanche; le drapeau tricolore agitй а l'йtranger par une hйroпque poignйe de Franзais comme le drapeau blanc l'avait йtй а Coblentz trente ans auparavant; les moines mкlйs а nos troupiers; l'esprit de libertй et de nouveautй mis а la raison par les bayonnettes; les principes matйs а coups de canon; la France dйfaisant par ses armes ce qu'elle avait fait par son esprit; du reste, les chefs ennemis vendus, les soldats hйsitants, les villes assiйgйes par des millions; point de pйrils militaires et pourtant des explosions possibles, comme dans toute mine surprise et envahie; peu de sang versй, peu d'honneur conquis, de la honte pour quelques-uns, de la gloire pour personne; telle fut cette guerre, faite par des princes qui descendaient de Louis XIV et conduite par des gйnйraux qui sortaient de Napolйon. Elle eut ce triste sort de ne rappeler ni la grande guerre ni la grande politique.
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Quelques faits d'armes furent sйrieux; la prise du Trocadйro, entre autres, fut une belle action militaire; mais en somme, nous le rйpйtons, les trompettes de cette guerre rendent un son fкlй, l'ensemble fut suspect, l'histoire approuve la France dans sa difficultй d'acceptation de ce faux triomphe. Il parut йvident que certains officiers espagnols chargйs de la rйsistance cйdиrent trop aisйment, l'idйe de corruption se dйgagea de la victoire; il sembla qu'on avait plutфt gagnй les gйnйraux que les batailles, et le soldat vainqueur rentra humiliй. Guerre diminuante en effet oщ l'on put lire Banque de France dans les plis du drapeau.
Des soldats de la guerre de 1808, sur lesquels s'йtait formidablement йcroulйe Saragosse, fronзaient le sourcil en 1823 devant l'ouverture facile des citadelles, et se prenaient а regretter Palafox. C'est l'humeur de la France d'aimer encore mieux avoir devant elle Rostopchine que Ballesteros.
А un point de vue plus grave encore, et sur lequel il convient d'insister aussi, cette guerre, qui froissait en France l'esprit militaire, indignait l'esprit dйmocratique. C'йtait une entreprise d'asservissement. Dans cette campagne, le but du soldat franзais, fils de la dйmocratie, йtait la conquкte d'un joug pour autrui. Contresens hideux. La France est faite pour rйveiller l'вme des peuples, non pour l'йtouffer. Depuis 1792, toutes les rйvolutions de l'Europe sont la rйvolution franзaise; la libertй rayonne de France. C'est lа un fait solaire. Aveugle qui ne le voit pas! c'est Bonaparte qui l'a dit.
La guerre de 1823, attentat а la gйnйreuse nation espagnole, йtait donc en mкme temps un attentat а la rйvolution franзaise. Cette voie de fait monstrueuse, c'йtait la France qui la commettait; de force; car, en dehors des guerres libйratrices, tout ce que font les armйes, elles le font de force. Le mot obйissance passive[47] l'indique. Une armйe est un йtrange chef-d'њuvre de combinaison oщ la force rйsulte d'une somme йnorme d'impuissance. Ainsi s'explique la guerre, faite par l'humanitй contre l'humanitй malgrй l'humanitй.
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Quant aux Bourbons, la guerre de 1823 leur fut fatale[48]. Ils la prirent pour un succиs. Ils ne virent point quel danger il y a а faire tuer une idйe par une consigne. Ils se mйprirent dans leur naпvetй au point d'introduire dans leur йtablissement comme йlйment de force l'immense affaiblissement d'un crime. L'esprit de guet-apens entra dans leur politique. 1830 germa dans 1823. La campagne d'Espagne devint dans leurs conseils un argument pour les coups de force et pour les aventures de droit divin. La France, ayant rйtabli el rey neto[49] en Espagne, pouvait bien rйtablir le roi absolu chez elle. Ils tombиrent dans cette redoutable erreur de prendre l'obйissance du soldat pour le consentement de la nation. Cette confiance-lа perd les trфnes. Il ne faut s'endormir, ni а l'ombre d'un mancenillier ni а l'ombre d'une armйe.
Revenons au navire l' Orion.
Pendant les opйrations de l'armйe commandйe par le prince-gйnйralissime, une escadre croisait dans la Mйditerranйe. Nous venons de dire que l' Orion йtait de cette escadre et qu'il fut ramenй par des йvйnements de mer dans le port de Toulon.
La prйsence d'un vaisseau de guerre dans un port a je ne sais quoi qui appelle et qui occupe la foule. C'est que cela est grand, et que la foule aime ce qui est grand.
Un vaisseau de ligne est une des plus magnifiques rencontres qu'ait le gйnie de l'homme avec la puissance de la nature.
Un vaisseau de ligne est composй а la fois de ce qu'il y a de plus lourd et de ce qu'il y a de plus lйger, parce qu'il a affaire en mкme temps aux trois formes de la substance, au solide, au liquide, au fluide, et qu'il doit lutter contre toutes les trois. Il a onze griffes de fer pour saisir le granit au fond de la mer, et plus d'ailes et plus d'antennes que la bigaille[50] pour prendre le vent dans les nuйes. Son haleine sort par ses cent vingt canons comme par des clairons йnormes, et rйpond fiиrement а la foudre. L'ocйan cherche а l'йgarer dans l'effrayante similitude de ses vagues, mais le vaisseau a son вme, sa boussole, qui le conseille et lui montre toujours le nord. Dans les nuits noires ses fanaux supplйent aux йtoiles. Ainsi, contre le vent il a la corde et la toile, contre l'eau le bois, contre le rocher le fer, le cuivre et le plomb, contre l'ombre la lumiиre, contre l'immensitй une aiguille.
Si l'on veut se faire une idйe de toutes ces proportions gigantesques dont l'ensemble constitue le vaisseau de ligne, on n'a qu'а entrer sous une des cales couvertes, а six йtages, des ports de Brest ou de Toulon. Les vaisseaux en construction sont lа sous cloche, pour ainsi dire. Cette poutre colossale, c'est une vergue; cette grosse colonne de bois couchйe а terre а perte de vue, c'est le grand mвt. А le prendre de sa racine dans la cale а sa cime dans la nuйe, il est long de soixante toises, et il a trois pieds de diamиtre а sa base. Le grand mвt anglais s'йlиve а deux cent dix-sept pieds au-dessus de la ligne de flottaison. La marine de nos pиres employait des cвbles, la nфtre emploie des chaоnes. Le simple tas de chaоnes d'un vaisseau de cent canons a quatre pieds de haut, vingt pieds de large, huit pieds de profondeur. Et pour faire ce vaisseau, combien faut-il de bois? Trois mille stиres. C'est une forкt qui flotte.
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Et encore, qu'on le remarque bien, il ne s'agit ici que du bвtiment militaire d'il y a quarante ans, du simple navire а voiles; la vapeur, alors dans l'enfance, a depuis ajoutй de nouveaux miracles а ce prodige qu'on appelle le vaisseau de guerre. А l'heure qu'il est, par exemple, le navire mixte а hйlice est une machine surprenante traоnйe par une voilure de trois mille mиtres carrйs de surface et par une chaudiиre de la force de deux mille cinq cents chevaux.
Sans parler de ces merveilles nouvelles, l'ancien navire de Christophe Colomb et de Ruyter est un des grands chefs-d'њuvre de l'homme. Il est inйpuisable en force comme l'infini en souffles, il emmagasine le vent dans sa voile, il est prйcis dans l'immense diffusion des vagues, il flotte et il rиgne.
Il vient une heure pourtant oщ la rafale brise comme une paille cette vergue de soixante pieds de long, oщ le vent ploie comme un jonc ce mвt de quatre cents pieds de haut, oщ cette ancre qui pиse dix milliers se tord dans la gueule de la vague comme l'hameзon d'un pкcheur dans la mвchoire d'un brochet, oщ ces canons monstrueux poussent des rugissements plaintifs et inutiles que l'ouragan emporte dans le vide et dans la nuit, oщ toute cette puissance et toute cette majestй s'abоment dans une puissance et dans une majestй supйrieures.
Toutes les fois qu'une force immense se dйploie pour aboutir а une immense faiblesse, cela fait rкver les hommes. De lа, dans les ports, les curieux qui abondent, sans qu'ils s'expliquent eux-mкmes parfaitement pourquoi, autour de ces merveilleuses machines de guerre et de navigation.
Tous les jours donc, du matin au soir, les quais, les musoirs et les jetйes du port de Toulon йtaient couverts d'une quantitй d'oisifs et de badauds, comme on dit а Paris, ayant pour affaire de regarder l' Orion.
L' Orion йtait un navire malade depuis longtemps. Dans ses navigations antйrieures, des couches йpaisses de coquillages s'йtaient amoncelйes sur sa carиne au point de lui faire perdre la moitiй de sa marche; on l'avait mis а sec l'annйe prйcйdente pour gratter ces coquillages, puis il avait repris la mer. Mais ce grattage avait altйrй les boulonnages de la carиne. А la hauteur des Balйares, le bordй s'йtait fatiguй et ouvert, et, comme le vaigrage ne se faisait pas alors en tфle, le navire avait fait de l'eau. Un violent coup d'йquinoxe йtait survenu, qui avait dйfoncй а bвbord la poulaine et un sabord et endommagй le porte-haubans de misaine. А la suite de ces avaries, l' Orion avait regagnй Toulon.
Il йtait mouillй prиs de l'Arsenal. Il йtait en armement et on le rйparait. La coque n'avait pas йtй endommagйe а tribord, mais quelques bordages y йtaient dйclouйs за et lа, selon l'usage, pour laisser pйnйtrer de l'air dans la carcasse.
Un matin la foule qui le contemplait fut tйmoin d'un accident[51].
L'йquipage йtait occupй а enverguer les voiles. Le gabier chargй de prendre l'empointure du grand hunier tribord perdit l'йquilibre. On le vit chanceler, la multitude amassйe sur le quai de l'Arsenal jeta un cri, la tкte emporta le corps, l'homme tourna autour de la vergue, les mains йtendues vers l'abоme; il saisit, au passage, le faux marchepied d'une main d'abord, puis de l'autre, et il y resta suspendu. La mer йtait au-dessous de lui а une profondeur vertigineuse. La secousse de sa chute avait imprimй au faux marchepied un violent mouvement d'escarpolette. L'homme allait et venait au bout de cette corde comme la pierre d'une fronde.
Aller а son secours, c'йtait courir un risque effrayant. Aucun des matelots, tous pкcheurs de la cфte nouvellement levйs pour le service, n'osait s'y aventurer. Cependant le malheureux gabier se fatiguait; on ne pouvait voir son angoisse sur son visage, mais on distinguait dans tous ses membres son йpuisement. Ses bras se tendaient dans un tiraillement horrible. Chaque effort qu'il faisait pour remonter ne servait qu'а augmenter les oscillations du faux marchepied. Il ne criait pas de peur de perdre de la force. On n'attendait plus que la minute oщ il lвcherait la corde et par instants toutes les tкtes se dйtournaient afin de ne pas le voir passer. Il y a des moments oщ un bout de corde, une perche, une branche d'arbre, c'est la vie mкme, et c'est une chose affreuse de voir un кtre vivant s'en dйtacher et tomber comme un fruit mыr.
Tout а coup, on aperзut un homme qui grimpait dans le grйement avec l'agilitй d'un chat-tigre. Cet homme йtait vкtu de rouge, c'йtait un forзat; il avait un bonnet vert, c'йtait un forзat а vie. Arrivй а la hauteur de la hune, un coup de vent emporta son bonnet et laissa voir une tкte toute blanche, ce n'йtait pas un jeune homme.
Un forзat en effet, employй а bord avec une corvйe du bagne, avait dиs le premier moment couru а l'officier de quart et au milieu du trouble et de l'hйsitation de l'йquipage, pendant que tous les matelots tremblaient et reculaient, il avait demandй а l'officier la permission de risquer sa vie pour sauver le gabier. Sur un signe affirmatif de l'officier, il avait rompu d'un coup de marteau la chaоne rivйe а la manille de son pied, puis il avait pris une corde, et il s'йtait йlancй dans les haubans. Personne ne remarqua en cet instant-lа avec quelle facilitй cette chaоne fut brisйe. Ce ne fut que plus tard qu'on s'en souvint.
En un clin d'њil il fut sur la vergue. Il s'arrкta quelques secondes et parut la mesurer du regard. Ces secondes, pendant lesquelles le vent balanзait le gabier а l'extrйmitй d'un fil, semblиrent des siиcles а ceux qui regardaient. Enfin le forзat leva les yeux au ciel, et fit un pas en avant. La foule respira. On le vit parcourir la vergue en courant. Parvenu а la pointe, il y attacha un bout de la corde qu'il avait apportйe, et laissa pendre l'autre bout, puis il se mit а descendre avec les mains le long de cette corde, et alors ce fut une inexplicable angoisse, au lieu d'un homme suspendu sur le gouffre, on en vit deux.
On eыt dit une araignйe venant saisir une mouche; seulement ici l'araignйe apportait la vie et non la mort. Dix mille regards йtaient fixйs sur ce groupe. Pas un cri, pas une parole, le mкme frйmissement fronзait tous les sourcils. Toutes les bouches retenaient leur haleine, comme si elles eussent craint d'ajouter le moindre souffle au vent qui secouait les deux misйrables.
Cependant le forзat йtait parvenu а s'affaler prиs du matelot. Il йtait temps; une minute de plus, l'homme, йpuisй et dйsespйrй, se laissait tomber dans l'abоme; le forзat l'avait amarrй solidement avec la corde а laquelle il se tenait d'une main pendant qu'il travaillait de l'autre. Enfin on le vit remonter sur la vergue et y haler le matelot; il le soutint lа un instant pour lui laisser reprendre des forces, puis il le saisit dans ses bras et le porta, en marchant sur la vergue jusqu'au chouquet, et de lа dans la hune oщ il le laissa dans les mains de ses camarades.
А cet instant la foule applaudit; il y eut de vieux argousins de chiourme qui pleurиrent, les femmes s'embrassaient sur le quai, et l'on entendit toutes les voix crier avec une sorte de fureur attendrie: «La grвce de cet homme! »
Lui, cependant, s'йtait mis en devoir de redescendre immйdiatement pour rejoindre sa corvйe. Pour кtre plus promptement arrivй, il se laissa glisser dans le grйement et se mit а courir sur une basse vergue. Tous les yeux le suivaient. А un certain moment, on eut peur; soit qu'il fыt fatiguй, soit que la tкte lui tournвt, on crut le voir hйsiter et chanceler. Tout а coup la foule poussa un grand cri, le forзat venait de tomber а la mer.
La chute йtait pйrilleuse. La frйgate l' Algйsiras йtait mouillйe auprиs de l' Orion, et le pauvre galйrien йtait tombй entre les deux navires. Il йtait а craindre qu'il ne glissвt sous l'un ou sous l'autre. Quatre hommes se jetиrent en hвte dans une embarcation. La foule les encourageait, l'anxiйtй йtait de nouveau dans toutes les вmes. L'homme n'йtait pas remontй а la surface. Il avait disparu dans la mer sans y faire un pli, comme s'il fыt tombй dans une tonne d'huile. On sonda, on plongea. Ce fut en vain. On chercha jusqu'au soir; on ne retrouva pas mкme le corps.
Le lendemain, le journal de Toulon imprimait ces quelques livres: – «17 novembre 1823. – Hier, un forзat, de corvйe а bord de l' Orion, en revenant de porter secours а un matelot, est tombй а la mer et s'est noyй. On n'a pu retrouver son cadavre. On prйsume qu'il se sera engagй sous le pilotis de la pointe de l'Arsenal. Cet homme йtait йcrouй sous le n°9430 et se nommait Jean Valjean[52]. »
Livre troisiиme – Accomplissement de la promesse faite а la morte[53]
Chapitre I
La question de l'eau а Montfermeil
Montfermeil est situй entre Livry et Chelles, sur la lisiиre mйridionale de ce haut plateau qui sйpare l'Ourcq de la Marne. Aujourd'hui c'est un assez gros bourg ornй, toute l'annйe, de villas en plвtre, et, le dimanche, de bourgeois йpanouis. En 1823, il n'y avait а Montfermeil ni tant de maisons blanches ni tant de bourgeois satisfaits. Ce n'йtait qu'un village dans les bois. On y rencontrait bien за et lа quelques maisons de plaisance du dernier siиcle, reconnaissables а leur grand air, а leurs balcons en fer tordu et а ces longues fenкtres dont les petits carreaux font sur le blanc des volets fermйs toutes sortes de verts diffйrents. Mais Montfermeil n'en йtait pas moins un village. Les marchands de drap retirйs et les agrййs en villйgiature ne l'avaient pas encore dйcouvert. C'йtait un endroit paisible et charmant, qui n'йtait sur la route de rien; on y vivait а bon marchй de cette vie paysanne si abondante et si facile. Seulement l'eau y йtait rare а cause de l'йlйvation du plateau.
Il fallait aller la chercher assez loin. Le bout du village qui est du cфtй de Gagny puisait son eau aux magnifiques йtangs qu'il y a lа dans les bois; l'autre bout, qui entoure l'йglise et qui est du cфtй de Chelles, ne trouvait d'eau potable qu'а une petite source а mi-cфte, prиs de la route de Chelles, а environ un quart d'heure de Montfermeil.
C'йtait donc une assez rude besogne pour chaque mйnage que cet approvisionnement de l'eau. Les grosses maisons, l'aristocratie, la gargote Thйnardier en faisait partie, payaient un liard par seau d'eau а un bonhomme dont c'йtait l'йtat et qui gagnait а cette entreprise des eaux de Montfermeil environ huit sous par jour; mais ce bonhomme ne travaillait que jusqu'а sept heures du soir l'йtй et jusqu'а cinq heures l'hiver, et une fois la nuit venue, une fois les volets des rez-de-chaussйe clos, qui n'avait pas d'eau а boire en allait chercher ou s'en passait.
C'йtait lа la terreur de ce pauvre кtre que le lecteur n'a peut-кtre pas oubliй, de la petite Cosette. On se souvient que Cosette йtait utile aux Thйnardier de deux maniиres, ils se faisaient payer par la mиre et ils se faisaient servir par l'enfant. Aussi quand la mиre cessa tout а fait de payer, on vient de lire pourquoi dans les chapitres prйcйdents, les Thйnardier gardиrent Cosette. Elle leur remplaзait une servante. En cette qualitй, c'йtait elle qui courait chercher de l'eau quand il en fallait. Aussi l'enfant, fort йpouvantйe de l'idйe d'aller а la source la nuit, avait-elle grand soin que l'eau ne manquвt jamais а la maison.
La Noлl de l'annйe 1823 fut particuliиrement brillante а Montfermeil. Le commencement de l'hiver avait йtй doux; il n'avait encore ni gelй ni neigй. Des bateleurs venus de Paris avaient obtenu de Mr le maire la permission de dresser leurs baraques dans la grande rue du village, et une bande de marchands ambulants avait, sous la mкme tolйrance, construit ses йchoppes sur la place de l'йglise et jusque dans la ruelle du Boulanger, oщ йtait situйe, on s'en souvient peut-кtre, la gargote des Thйnardier. Cela emplissait les auberges et les cabarets, et donnait а ce petit pays tranquille une vie bruyante et joyeuse. Nous devons mкme dire, pour кtre fidиle historien, que parmi les curiositйs йtalйes sur la place, il y avait une mйnagerie dans laquelle d'affreux paillasses, vкtus de loques et venus on ne sait d'oщ, montraient en 1823 aux paysans de Montfermeil un de ces effrayants vautours du Brйsil que notre Musйum royal ne possиde que depuis 1845, et qui ont pour њil une cocarde tricolore. Les naturalistes appellent, je crois, cet oiseau Caracara Polyborus[54]: il est de l'ordre des apicides et de la famille des vautouriens. Quelques bons vieux soldats bonapartistes retirйs dans le village allaient voir cette bкte avec dйvotion. Les bateleurs donnaient la cocarde tricolore comme un phйnomиne unique et fait exprиs par le bon Dieu pour leur mйnagerie.
Dans la soirйe mкme de Noлl, plusieurs hommes, rouliers et colporteurs, йtaient attablйs et buvaient autour de quatre ou cinq chandelles dans la salle basse de l'auberge Thйnardier. Cette salle ressemblait а toutes les salles de cabaret; des tables, des brocs d'йtain, des bouteilles, des buveurs, des fumeurs; peu de lumiиre, beaucoup de bruit. La date de l'annйe 1823 йtait pourtant indiquйe par les deux objets а la mode alors dans la classe bourgeoise qui йtaient sur une table, savoir un kalйidoscope et une lampe de fer-blanc moirй. La Thйnardier surveillait le souper qui rфtissait devant un bon feu clair; le mari Thйnardier buvait avec ses hфtes et parlait politique.
Outre les causeries politiques, qui avaient pour objets principaux la guerre d'Espagne et Mr le duc d'Angoulкme, on entendait dans le brouhaha des parenthиses toutes locales comme celles-ci:
– Du cфtй de Nanterre et de Suresnes le vin a beaucoup donnй. Oщ l'on comptait sur dix piиces on en a eu douze. Cela a beaucoup jutй sous le pressoir. – Mais le raisin ne devait pas кtre mыr? – Dans ces pays-lа il ne faut pas qu'on vendange mыr. Si l'on vendange mыr, le vin tourne au gras sitфt le printemps. – C'est donc tout petit vin? – C'est des vins encore plus petits que par ici. Il faut qu'on vendange vert.
Etc…
Ou bien, c'йtait un meunier qui s'йcriait:
– Est-ce que nous sommes responsables de ce qu'il y a dans les sacs? Nous y trouvons un tas de petites graines que nous ne pouvons pas nous amuser а йplucher, et qu'il faut bien laisser passer sous les meules; c'est l'ivraie, c'est la luzette, la nielle, la vesce, le chиnevis, la gaverolle, la queue-de-renard[55], et une foule d'autres drogues, sans compter les cailloux qui abondent dans de certains blйs, surtout dans les blйs bretons. Je n'ai pas l'amour de moudre du blй breton, pas plus que les scieurs de long de scier des poutres oщ il y a des clous. Jugez de la mauvaise poussiиre que tout cela fait dans le rendement. Aprиs quoi on se plaint de la farine. On a tort. La farine n'est pas notre faute.
Dans un entre-deux de fenкtres, un faucheur, attablй avec un propriйtaire qui faisait prix pour un travail de prairie а faire au printemps, disait:
– Il n'y a point de mal que l'herbe soit mouillйe. Elle se coupe mieux. La rousйe est bonne, monsieur. C'est йgal, cette herbe-lа, votre herbe, est jeune et bien difficile encore. Que voilа qui est si tendre, que voilа qui plie devant la planche de fer.
Etc…
Cosette йtait а sa place ordinaire, assise sur la traverse de la table de cuisine prиs de la cheminйe. Elle йtait en haillons, elle avait ses pieds nus dans des sabots, et elle tricotait а la lueur du feu des bas de laine destinйs aux petites Thйnardier. Un tout jeune chat jouait sous les chaises. on entendait rire et jaser dans piиce voisine deux fraоches voix d'enfants; c'йtait Йponine et Azelma.
Au coin de la cheminйe, un martinet йtait suspendu а un clou.
Par intervalles, le cri d'un trиs jeune enfant, qui йtait quelque part dans la maison, perзait au milieu du bruit du cabaret. C'йtait un petit garзon que la Thйnardier avait eu un des hivers prйcйdents, – «sans savoir pourquoi, disait-elle, effet du froid, » – et qui йtait вgй d'un peu plus de trois ans. La mиre l'avait nourri, mais ne l'aimait pas. Quand la clameur acharnйe du mioche devenait trop importune: – Ton fils piaille, disait Thйnardier, va donc voir ce qu'il veut. – Bah! rйpondait la mиre, il m'ennuie. – Et le petit abandonnй continuait de crier dans les tйnиbres[56].
Chapitre II
Deux portraits complйtйs
On n'a encore aperзu dans ce livre les Thйnardier que de profil; le moment est venu de tourner autour de ce couple et de le regarder sous toutes ses faces.
Thйnardier venait de dйpasser ses cinquante ans; madame Thйnardier touchait а la quarantaine, qui est la cinquantaine de la femme; de faзon qu'il y avait йquilibre d'вge entre la femme et le mari.
Les lecteurs ont peut-кtre, dиs sa premiиre apparition, conservй quelque souvenir de cette Thйnardier grande, blonde, rouge, grasse, charnue, carrйe, йnorme et agile; elle tenait, nous l'avons dit, de la race de ces sauvagesses colosses qui se cambrent dans les foires avec des pavйs pendus а leur chevelure. Elle faisait tout dans le logis, les lits, les chambres, la lessive, la cuisine, la pluie, le beau temps, le diable. Elle avait pour tout domestique Cosette; une souris au service d'un йlйphant. Tout tremblait au son de sa voix, les vitres, les meubles et les gens. Son large visage, criblй de taches de rousseur, avait l'aspect d'une йcumoire. Elle avait de la barbe. C'йtait l'idйal d'un fort de la halle habillй en fille. Elle jurait splendidement; elle se vantait de casser une noix d'un coup de poing. Sans les romans qu'elle avait lus, et qui, par moments, faisaient bizarrement reparaоtre la mijaurйe sous l'ogresse, jamais l'idйe ne fыt venue а personne de dire d'elle: c'est une femme. Cette Thйnardier йtait comme le produit de la greffe d'une donzelle sur une poissarde. Quand on l'entendait parler, on disait: C'est un gendarme; quand on la regardait boire, on disait: C'est un charretier; quand on la voyait manier Cosette, on disait: C'est le bourreau. Au repos, il lui sortait de la bouche une dent.
Le Thйnardier йtait un homme petit, maigre, blкme, anguleux, osseux, chйtif, qui avait l'air malade et qui se portait а merveille; sa fourberie commenзait lа. Il souriait habituellement par prйcaution, et йtait poli а peu prиs avec tout le monde, mкme avec le mendiant auquel il refusait un liard. Il avait le regard d'une fouine et la mine d'un homme de lettres. Il ressemblait beaucoup aux portraits de l'abbй Delille. Sa coquetterie consistait а boire avec les rouliers. Personne n'avait jamais pu le griser. Il fumait dans une grosse pipe. Il portait une blouse et sous sa blouse un vieil habit noir. Il avait des prйtentions а la littйrature et au matйrialisme. Il y avait des noms qu'il prononзait souvent, pour appuyer les choses quelconques qu'il disait, Voltaire, Raynal, Pamy, et, chose bizarre, saint Augustin. Il affirmait avoir «un systиme ». Du reste fort escroc. Un filousophe[57]. Cette nuance existe. On se souvient qu'il prйtendait avoir servi; il contait avec quelque luxe qu'а Waterloo, йtant sergent dans un 6иme ou un 9иme lйger quelconque, il avait, seul contre un escadron de hussards de la Mort, couvert de son corps et sauvй а travers la mitraille «un gйnйral dangereusement blessй ». De lа, venait, pour son mur, sa flamboyante enseigne, et, pour son auberge, dans le pays, le nom de «cabaret du sergent de Waterloo ». Il йtait libйral, classique et bonapartiste. Il avait souscrit pour le champ d'Asile[58]. On disait dans le village qu'il avait йtudiй pour кtre prкtre.
Nous croyons qu'il avait simplement йtudiй en Hollande pour кtre aubergiste. Ce gredin de l'ordre composite йtait, selon les probabilitйs, quelque Flamand de Lille en Flandre, Franзais а Paris, Belge а Bruxelles, commodйment а cheval sur deux frontiиres. Sa prouesse а Waterloo, on la connaоt[59]. Comme on voit, il l'exagйrait un peu. Le flux et le reflux, le mйandre, l'aventure, йtait l'йlйment de son existence; conscience dйchirйe entraоne vie dйcousue; et vraisemblablement, а l'orageuse йpoque du 18 juin 1815, Thйnardier appartenait а cette variйtй de cantiniers maraudeurs dont nous avons parlй, battant l'estrade, vendant а ceux-ci, volant ceux-lа, et roulant en famille, homme, femme et enfants, dans quelque carriole boiteuse, а la suite des troupes en marche, avec l'instinct de se rattacher toujours а l'armйe victorieuse. Cette campagne faite, ayant, comme il disait, «du quibus », il йtait venu ouvrir gargote а Montfermeil.