Chapitre I
Oщ il est traitй de la maniиre d'entrer au couvent
C’est dans cette maison que Jean Valjean йtait, comme avait dit Fauchelevent, «tombй du ciel ».
Il avait franchi le mur du jardin qui faisait l’angle de la rue Polonceau. Cet hymne des anges qu’il avait entendu au milieu de la nuit, c’йtaient les religieuses chantant matines; cette salle qu’il avait entrevue dans l’obscuritй, c’йtait la chapelle; ce fantфme qu’il avait vu йtendu а terre, c’йtait la sњur faisant la rйparation; ce grelot dont le bruit l’avait si йtrangement surpris, c’йtait le grelot du jardinier attachй au genou du pиre Fauchelevent.
Une fois Cosette couchйe, Jean Valjean et Fauchelevent avaient, comme on l’a vu, soupй d’un verre de vin et d’un morceau de fromage devant un bon fagot flambant; puis, le seul lit qu’il y eыt dans la baraque йtant occupй par Cosette, ils s’йtaient jetйs chacun sur une botte de paille. Avant de fermer les yeux, Jean Valjean avait dit: – Il faut dйsormais que je reste ici. – Cette parole avait trottй toute la nuit dans la tкte de Fauchelevent.
А vrai dire, ni l’un ni l’autre n’avaient dormi.
Jean Valjean, se sentant dйcouvert et Javert sur sa piste, comprenait que lui et Cosette йtaient perdus s’ils rentraient dans Paris. Puisque le nouveau coup de vent qui venait de souffler sur lui l’avait йchouй dans ce cloоtre, Jean Valjean n’avait plus qu’une pensйe, y rester. Or, pour un malheureux dans sa position, ce couvent йtait а la fois le lieu le plus dangereux et le plus sыr; le plus dangereux, car, aucun homme ne pouvant y pйnйtrer, si on l’y dйcouvrait, c’йtait un flagrant dйlit, et Jean Valjean ne faisait qu’un pas du couvent а la prison; le plus sыr, car si l’on parvenait а s’y faire accepter et а y demeurer, qui viendrait vous chercher lа? Habiter un lieu impossible, c’йtait le salut.
De son cфtй, Fauchelevent se creusait la cervelle. Il commenзait par se dйclarer qu’il n’y comprenait rien. Comment Mr Madeleine se trouvait-il lа, avec les murs qu’il y avait? Des murs de cloоtre ne s’enjambent pas. Comment s’y trouvait-il avec un enfant? On n’escalade pas une muraille а pic avec un enfant dans ses bras. Qu’йtait-ce que cet enfant? D’oщ venaient-ils tous les deux? Depuis que Fauchelevent йtait dans le couvent, il n’avait plus entendu parler de Montreuil-sur-Mer, et il ne savait rien de ce qui s’йtait passй. Le pиre Madeleine avait cet air qui dйcourage les questions; et d’ailleurs Fauchelevent se disait: On ne questionne pas un saint. Mr Madeleine avait conservй pour lui tout son prestige. Seulement, de quelques mots йchappйs а Jean Valjean, le jardinier crut pouvoir conclure que Mr Madeleine avait probablement fait faillite par la duretй des temps, et qu’il йtait poursuivi par ses crйanciers; ou bien qu’il йtait compromis dans une affaire politique et qu’il se cachait; ce qui ne dйplut point а Fauchelevent, lequel, comme beaucoup de nos paysans du nord, avait un vieux fond bonapartiste. Se cachant, Mr Madeleine avait pris le couvent pour asile, et il йtait simple qu’il voulыt y rester. Mais l’inexplicable, oщ Fauchelevent revenait toujours et oщ il se cassait la tкte, c’йtait que Mr Madeleine fыt lа, et qu’il y fыt avec cette petite. Fauchelevent les voyait, les touchait, leur parlait, et n’y croyait pas. L’incomprйhensible venait de faire son entrйe dans la cahute de Fauchelevent. Fauchelevent йtait а tвtons dans les conjectures, et ne voyait plus rien de clair sinon ceci: Mr Madeleine m’a sauvй la vie. Cette certitude unique suffisait, et le dйtermina. Il se dit а part lui: C’est mon tour. Il ajouta dans sa conscience: Mr Madeleine n’a pas tant dйlibйrй quand il s’est agi de se fourrer sous la voiture pour m’en tirer. Il dйcida qu’il sauverait Mr Madeleine.
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Il se fit pourtant diverses questions et diverses rйponses: – Aprиs ce qu’il a йtй pour moi, si c’йtait un voleur, le sauverais-je? Tout de mкme. Si c’йtait un assassin, le sauverais-je? Tout de mкme. Puisque c’est un saint, le sauverai-je? Tout de mкme.
Mais le faire rester dans le couvent, quel problиme! Devant cette tentative presque chimйrique, Fauchelevent ne recula point; ce pauvre paysan picard, sans autre йchelle que son dйvouement, sa bonne volontй, et un peu de cette vieille finesse campagnarde mise cette fois au service d’une intention gйnйreuse, entreprit d’escalader les impossibilitйs du cloоtre et les rudes escarpements de la rиgle de saint Benoоt. Le pиre Fauchelevent йtait un vieux qui toute sa vie avait йtй йgoпste, et qui, а la fin de ses jours, boiteux, infirme, n’ayant plus aucun intйrкt au monde, trouva doux d’кtre reconnaissant, et, voyant une vertueuse action а faire, se jeta dessus comme un homme qui, au moment de mourir, rencontrerait sous sa main un verre d’un bon vin dont il n’aurait jamais goыtй et le boirait avidement. On peut ajouter que l’air qu’il respirait depuis plusieurs annйes dйjа dans ce couvent avait dйtruit la personnalitй en lui, et avait fini par lui rendre nйcessaire une bonne action quelconque.
Il prit donc sa rйsolution: se dйvouer а Mr Madeleine.
Nous venons de le qualifier pauvre paysan picard. La qualification est juste, mais incomplиte. Au point de cette histoire oщ nous sommes, un peu de physiologie du pиre Fauchelevent devient utile. Il йtait paysan, mais il avait йtй tabellion, ce qui ajoutait de la chicane а sa finesse, et de la pйnйtration а sa naпvetй. Ayant, pour des causes diverses, йchouй dans ses affaires, de tabellion il йtait tombй charretier et manњuvre. Mais, en dйpit des jurons et des coups de fouet, nйcessaires aux chevaux, а ce qu’il paraоt, il йtait restй du tabellion en lui. Il avait quelque esprit naturel; il ne disait ni j’ons ni j’avons; il causait, chose rare au village; et les autres paysans disaient de lui: Il parle quasiment comme un monsieur а chapeau. Fauchelevent йtait en effet de cette espиce que le vocabulaire impertinent et lйger du dernier siиcle qualifiait: demi-bourgeois, demi-manant[123]; et que les mйtaphores tombant du chвteau sur la chaumiиre йtiquetaient dans le casier de la roture: un peu rustre, un peu citadin; poivre et sel. Fauchelevent, quoique fort йprouvй et fort usй par le sort, espиce de pauvre vieille вme montrant la corde, йtait pourtant homme de premier mouvement, et trиs spontanй; qualitй prйcieuse qui empкche qu’on soit jamais mauvais. Ses dйfauts et ses vices, car il en avait eu, йtaient de surface; en somme, sa physionomie йtait de celles qui rйussissent prиs de l’observateur. Ce vieux visage n’avait aucune de ces fвcheuses rides du haut du front qui signifient mйchancetй ou bкtise.
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Au point du jour, ayant йnormйment songй, le pиre Fauchelevent ouvrit les yeux et vit Mr Madeleine qui, assis sur sa botte de paille, regardait Cosette dormir. Fauchelevent se dressa sur son sйant et dit:
– Maintenant que vous кtes ici, comment allez-vous faire pour y entrer?
Ce mot rйsumait la situation, et rйveilla Jean Valjean de sa rкverie.
Les deux bonshommes tinrent conseil.
– D’abord, dit Fauchelevent, vous allez commencer par ne pas mettre les pieds hors de cette chambre. La petite ni vous. Un pas dans le jardin, nous sommes flambйs.
– C’est juste.
– Monsieur Madeleine, reprit Fauchelevent, vous кtes arrivй dans un moment trиs bon, je veux dire trиs mauvais, il y a une de ces dames fort malade. Cela fait qu’on ne regardera pas beaucoup de notre cфtй. Il paraоt qu’elle se meurt. On dit les priиres de quarante heures. Toute la communautй est en l’air. Зa les occupe. Celle qui est en train de s’en aller est une sainte. Au fait, nous sommes tous des saints ici. Toute la diffйrence entre elles et moi, c’est qu’elles disent: notre cellule, et que je dis: ma piolle[124]. Il va y avoir l’oraison pour les agonisants, et puis l’oraison pour les morts. Pour aujourd’hui nous serons tranquilles ici; mais je ne rйponds pas de demain.
– Pourtant, observa Jean Valjean, cette baraque est dans le rentrant du mur, elle est cachйe par une espиce de ruine, il y a des arbres, on ne la voit pas du couvent.
– Et j’ajoute que les religieuses n’en approchent jamais.
– Eh bien? fit Jean Valjean.
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Le point d’interrogation qui accentuait cet: eh bien, signifiait: il me semble qu’on peut y demeurer cachй. C’est а ce point d’interrogation que Fauchelevent rйpondit:
– Il y a les petites.
– Quelles petites? demanda Jean Valjean.
Comme Fauchelevent ouvrait la bouche pour expliquer le mot qu’il venait de prononcer, une cloche sonna un coup.
– La religieuse est morte, dit-il. Voici le glas.
Et il fit signe а Jean Valjean d’йcouter.
La cloche sonna un second coup.
– C’est le glas, monsieur Madeleine. La cloche va continuer de minute en minute pendant vingt-quatre heures jusqu’а la sortie du corps de l’йglise. Voyez-vous, зa joue. Aux rйcrйations, il suffit qu’une balle roule pour qu’elles s’en viennent, malgrй les dйfenses, chercher et fourbanser partout par ici. C’est des diables, ces chйrubins-lа.
– Qui? demanda Jean Valjean.
– Les petites. Vous seriez bien vite dйcouvert, allez. Elles crieraient: Tiens! un homme! Mais il n’y a pas de danger aujourd’hui. Il n’y aura pas de rйcrйation. La journйe va кtre tout priиres. Vous entendez la cloche. Comme je vous le disais, un coup par minute. C’est le glas.
– Je comprends, pиre Fauchelevent. Il y a des pensionnaires.
Et Jean Valjean pensa а part lui:
– Ce serait l’йducation de Cosette toute trouvйe.
Fauchelevent s’exclama:
– Pardine! s’il y a des petites filles! Et qui piailleraient autour de vous! et qui se sauveraient! Ici, кtre homme, c’est avoir la peste. Vous voyez bien qu’on m’attache un grelot а la patte comme а une bкte fйroce.
Jean Valjean songeait de plus en plus profondйment.
– Ce couvent nous sauverait, murmurait-il. Puis il йleva la voix:
– Oui, le difficile, c’est de rester.
– Non, dit Fauchelevent, c’est de sortir.
Jean Valjean sentit le sang lui refluer au cњur.
– Sortir!
– Oui, monsieur Madeleine, pour rentrer, il faut que vous sortiez.
Et, aprиs avoir laissй passer un coup de cloche du glas, Fauchelevent poursuivit:
– On ne peut pas vous trouver ici comme зa. D’oщ venez-vous? Pour moi vous tombez du ciel, parce que je vous connais; mais des religieuses, зa a besoin qu’on entre par la porte.
Tout а coup on entendit une sonnerie assez compliquйe d’une autre cloche.
– Ah! dit Fauchelevent, on sonne les mиres vocales. Elles vont au chapitre. On tient toujours chapitre quand quelqu’un est mort. Elle est morte au point du jour. C’est ordinairement au point du jour qu’on meurt. Mais est-ce que vous ne pourriez pas sortir par oщ vous кtes entrй? Voyons, ce n’est pas pour vous faire une question, par oщ кtes-vous entrй?
Jean Valjean devint pвle. La seule idйe de redescendre dans cette rue formidable le faisait frissonner. Sortez d’une forкt pleine de tigres, et, une fois dehors, imaginez-vous un conseil d’ami qui vous engage а y rentrer. Jean Valjean se figurait toute la police encore grouillante dans le quartier, des agents en observation, des vedettes partout, d’affreux poings tendus vers son collet, Javert peut-кtre au coin du carrefour.
– Impossible! dit-il. Pиre Fauchelevent, mettez que je suis tombй de lа-haut.
– Mais je le crois, je le crois, reprit Fauchelevent. Vous n’avez pas besoin de me le dire. Le bon Dieu vous aura pris dans sa main pour vous regarder de prиs, et puis vous aura lвchй. Seulement il voulait vous mettre dans un couvent d’hommes; il s’est trompй. Allons, encore une sonnerie. Celle-ci est pour avertir le portier d’aller prйvenir la municipalitй pour qu’elle aille prйvenir le mйdecin des morts pour qu’il vienne voir qu’il y a une morte. Tout зa, c’est la cйrйmonie de mourir. Elles n’aiment pas beaucoup cette visite-lа, ces bonnes dames. Un mйdecin, зa ne croit а rien. Il lиve le voile. Il lиve mкme quelquefois autre chose. Comme elles ont vite fait avertir le mйdecin, cette fois-ci! Qu’est-ce qu’il y a donc? Votre petite dort toujours. Comment se nomme-t-elle?
– Cosette.
– C’est votre fille? comme qui dirait: vous seriez son grand-pиre?
– Oui.
– Pour elle, sortir d’ici, ce sera facile. J’ai ma porte de service qui donne sur la cour. Je cogne. Le portier ouvre. J’ai ma hotte sur le dos, la petite est dedans. Je sors. Le pиre Fauchelevent sort avec sa hotte, c’est tout simple. Vous direz а la petite de se tenir bien tranquille. Elle sera sous la bвche. Je la dйposerai le temps qu’il faudra chez une vieille bonne amie de fruitiиre que j’ai rue du Chemin-Vert, qui est sourde et oщ il y a un petit lit. Je crierai dans l’oreille а la fruitiиre que c’est une niиce а moi, et de me la garder jusqu’а demain. Puis la petite rentrera avec vous. Car je vous ferai rentrer. Il le faudra bien. Mais vous, comment ferez-vous pour sortir? Jean Valjean hocha la tкte.
– Que personne ne me voie. Tout est lа, pиre Fauchelevent. Trouvez moyen de me faire sortir comme Cosette dans une hotte et sous une bвche.
Fauchelevent se grattait le bas de l’oreille avec le mйdium de la main gauche, signe de sйrieux embarras.
Une troisiиme sonnerie fit diversion.
– Voici le mйdecin des morts qui s’en va, dit Fauchelevent. Il a regardй, et dit: elle est morte, c’est bon. Quand le mйdecin a visй le passeport pour le paradis, les pompes funиbres envoient une biиre. Si c’est une mиre, les mиres l’ensevelissent; si c’est une sњur, les sњurs l’ensevelissent. Aprиs quoi, je cloue. Cela fait partie de mon jardinage. Un jardinier est un peu un fossoyeur. On la met dans une salle basse de l’йglise qui communique а la rue et oщ pas un homme ne peut entrer que le mйdecin des morts. Je ne compte pas pour des hommes les croque-morts et moi. C’est dans cette salle que je cloue la biиre. Les croque-morts viennent la prendre, et fouette cocher! c’est comme cela qu’on s’en va au ciel. On apporte une boоte oщ il n’y a rien, on la remporte avec quelque chose dedans. Voilа ce que c’est qu’un enterrement. De profundis.
Un rayon de soleil horizontal effleurait le visage de Cosette endormie qui entrouvrait vaguement la bouche, et avait l’air d’un ange buvant de la lumiиre. Jean Valjean s’йtait mis а la regarder. Il n’йcoutait plus Fauchelevent.
N’кtre pas йcoutй, ce n’est pas une raison pour se taire. Le brave vieux jardinier continuait paisiblement son rabвchage:
– On fait la fosse au cimetiиre Vaugirard. On prйtend qu’on va le supprimer, ce cimetiиre Vaugirard. C’est un ancien cimetiиre qui est en dehors des rиglements, qui n’a pas l’uniforme, et qui va prendre sa retraite. C’est dommage, car il est commode. J’ai lа un ami, le pиre Mestienne, le fossoyeur. Les religieuses d’ici ont un privilиge, c’est d’кtre portйes а ce cimetiиre-lа а la tombйe de la nuit. Il y a un arrкtй de la prйfecture exprиs pour elles. Mais que d’йvйnements depuis hier! la mиre Crucifixion est morte, et le pиre Madeleine…
– Est enterrй, dit Jean Valjean souriant tristement.
Fauchelevent fit ricocher le mot.
– Dame! si vous йtiez ici tout а fait, ce serait un vйritable enterrement.
Une quatriиme sonnerie йclata. Fauchelevent dйtacha vivement du clou la genouillиre а grelot et la reboucla а son genou.
– Cette fois, c’est moi. La mиre prieure me demande. Bon, je me pique а l’ardillon de ma boucle. Monsieur Madeleine, ne bougez pas, et attendez-moi. Il y a du nouveau. Si vous avez faim, il y a lа le vin, le pain et le fromage.
Et il sortit de la cahute en disant: On y va! on y va!
Jean Valjean le vit se hвter а travers le jardin, aussi vite que sa jambe torse le lui permettait, tout en regardant de cфtй ses melonniиres.
Moins de dix minutes aprиs, le pиre Fauchelevent, dont le grelot mettait sur son passage les religieuses en dйroute, frappait un petit coup а une porte, et une voix douce rйpondait: А jamais. А jamais, c’est-а-dire: Entrez.
Cette porte йtait celle du parloir rйservй au jardinier pour les besoins du service. Ce parloir йtait contigu а la salle du chapitre. La prieure, assise sur l’unique chaise du parloir, attendait Fauchelevent.
Chapitre II
Fauchelevent en prйsence de la difficultй
Avoir l'air agitй et grave, cela est particulier, dans les occasions critiques, а de certains caractиres et а de certaines professions, notamment aux prкtres et aux religieux. Au moment oщ Fauchelevent entra, cette double forme de la prйoccupation йtait empreinte sur la physionomie de la prieure, qui йtait cette charmante et savante Mlle de Blemeur, mиre Innocente, ordinairement gaie.
Le jardinier fit un salut craintif, et resta sur le seuil de la cellule. La prieure, qui йgrenait son rosaire, leva les yeux et dit:
– Ah! c'est vous, pиre Fauvent.
Cette abrйviation avait йtй adoptйe dans le couvent.
Fauchelevent recommenзa son salut.
– Pиre Fauvent, je vous ai fait appeler.
– Me voici, rйvйrende mиre.
– J'ai а vous parler.
– Et moi, de mon cфtй, dit Fauchelevent avec une hardiesse dont il avait peur intйrieurement, j'ai quelque chose а dire а la trиs rйvйrende mиre.
La prieure le regarda.
– Ah! vous avez une communication а me faire.
– Une priиre.
– Eh bien, parlez.
Le bonhomme Fauchelevent, ex-tabellion, appartenait а la catйgorie des paysans qui ont de l'aplomb. Une certaine ignorance habile est une force; on ne s'en dйfie pas et cela vous prend. Depuis un peu plus de deux ans qu'il habitait le couvent, Fauchelevent avait rйussi dans la communautй. Toujours solitaire, et tout en vaquant а son jardinage, il n'avait guиre autre chose а faire que d'кtre curieux. А distance comme il йtait de toutes ces femmes voilйes allant et venant, il ne voyait guиre devant lui qu'une agitation d'ombres. А force d'attention et de pйnйtration, il йtait parvenu а remettre de la chair dans tous ces fantфmes, et ces mortes vivaient pour lui. Il йtait comme un sourd dont la vue s'allonge et comme un aveugle dont l'ouпe s'aiguise. Il s'йtait appliquй а dйmкler le sens des diverses sonneries, et il y йtait arrivй, de sorte que ce cloоtre йnigmatique et taciturne n'avait rien de cachй pour lui; ce sphinx lui bavardait tous ses secrets а l'oreille. Fauchelevent, sachant tout, cachait tout. C'йtait lа son art. Tout le couvent le croyait stupide. Grand mйrite en religion. Les mиres vocales faisaient cas de Fauchelevent. C'йtait un curieux muet. Il inspirait la confiance. En outre, il йtait rйgulier, et ne sortait que pour les nйcessitйs dйmontrйes du verger et du potager. Cette discrйtion d'allures lui йtait comptйe. Il n'en avait pas moins fait jaser deux hommes; au couvent, le portier, et il savait les particularitйs du parloir; et, au cimetiиre, le fossoyeur, et il savait les singularitйs de la sйpulture; de la sorte, il avait, а l'endroit de ces religieuses, une double lumiиre, l'une sur la vie, l'autre sur la mort. Mais il n'abusait de rien. La congrйgation tenait а lui. Vieux, boiteux, n'y voyant goutte, probablement un peu sourd, que de qualitйs! On l'eыt difficilement remplacй.
Le bonhomme, avec l'assurance de celui qui se sent apprйciй, entama, vis-а-vis de la rйvйrende prieure, une harangue campagnarde assez diffuse et trиs profonde. Il parla longuement de son вge, de ses infirmitйs, de la surcharge des annйes comptant double dйsormais pour lui, des exigences croissantes du travail, de la grandeur du jardin, des nuits а passer, comme la derniиre, par exemple, oщ il avait fallu mettre des paillassons sur les melonniиres а cause de la lune, et il finit par aboutir а ceci: qu'il avait un frиre, – (la prieure fit un mouvement) – un frиre point jeune, – (second mouvement de la prieure, mais mouvement rassurй) – que, si on le voulait bien, ce frиre pourrait venir loger avec lui et l'aider, qu'il йtait excellent jardinier, que la communautй en tirerait de bons services, meilleurs que les siens а lui; – que, autrement, si l'on n'admettait point son frиre, comme, lui, l'aоnй, il se sentait cassй, et insuffisant а la besogne, il serait, avec bien du regret, obligй de s'en aller; – et que son frиre avait une petite fille qu'il amиnerait avec lui, qui s'йlиverait en Dieu dans la maison, et qui peut-кtre, qui sait? ferait une religieuse un jour.
Quand il eut fini de parler, la prieure interrompit le glissement de son rosaire entre ses doigts, et lui dit:
– Pourriez-vous, d'ici а ce soir, vous procurer une forte barre de fer?
– Pourquoi faire?
– Pour servir de levier.
– Oui, rйvйrende mиre, rйpondit Fauchelevent.
La prieure, sans ajouter une parole, se leva, et entra dans la chambre voisine, qui йtait la salle du chapitre et oщ les mиres vocales йtaient probablement assemblйes. Fauchelevent demeura seul.
Chapitre III
Mиre Innocente
Un quart d'heure environ s'йcoula. La prieure rentra et revint s'asseoir sur la chaise.
Les deux interlocuteurs semblaient prйoccupйs. Nous stйnographions de notre mieux le dialogue qui s'engagea.
– Pиre Fauvent?
– Rйvйrende mиre?
– Vous connaissez la chapelle?
– J'y ai une petite cage pour entendre la messe et les offices.
– Et vous кtes entrй dans le chњur pour votre ouvrage?
– Deux ou trois fois.
– Il s'agit de soulever une pierre.
– Lourde?
– La dalle du pavй qui est а cфtй de l'autel.
– La pierre qui ferme le caveau?
– Oui.
– C'est lа une occasion oщ il serait bon d'кtre deux hommes.
– La mиre Ascension, qui est forte comme un homme, vous aidera.
– Une femme n'est jamais un homme.
– Nous n'avons qu'une femme pour vous aider. Chacun fait ce qu'il peut. Parce que dom Mabillon donne quatre cent dix-sept йpоtres de saint Bernard et que Merlonus Horstius n'en donne que trois cent soixante-sept, je ne mйprise point Merlonus Horstius.
– Ni moi non plus.
– Le mйrite est de travailler selon ses forces. Un cloоtre n'est pas un chantier.
– Et une femme n'est pas un homme. C'est mon frиre qui est fort!
– Et puis vous aurez un levier.
– C'est la seule espиce de clef qui aille а ces espиces de portes.
– Il y a un anneau а la pierre.
– J'y passerai le levier.
– Et la pierre est arrangйe de faзon а pivoter.
– C'est bien, rйvйrende mиre. J'ouvrirai le caveau.
– Et les quatre mиres chantres vous assisteront.
– Et quand le caveau sera ouvert?
– Il faudra le refermer.
– Sera-ce tout?
– Non.
– Donnez-moi vos ordres, trиs rйvйrende mиre.
– Fauvent, nous avons confiance en vous.
– Je suis ici pour tout faire.
– Et pour tout taire.
– Oui, rйvйrende mиre.
– Quand le caveau sera ouvert…
– Je le refermerai.
– Mais auparavant…
– Quoi, rйvйrende mиre?
– Il faudra y descendre quelque chose.
Il y eut un silence. La prieure, aprиs une moue de la lиvre infйrieure qui ressemblait а de l'hйsitation, le rompit.
– Pиre Fauvent?
– Rйvйrende mиre?
– Vous savez qu'une mиre est morte ce matin.
– Non.
– Vous n'avez donc pas entendu la cloche?
– On n'entend rien au fond du jardin.
– En vйritй?
– C'est а peine si je distingue ma sonnerie.
– Elle est morte а la pointe du jour.
– Et puis, ce matin, le vent ne portait pas de mon cфtй.
– C'est la mиre Crucifixion. Une bienheureuse.
La prieure se tut, remua un moment les lиvres, comme pour une oraison mentale, et reprit:
– Il y a trois ans, rien que pour avoir vu prier la mиre Crucifixion, une jansйniste, madame de Bйthune, s'est faite orthodoxe.
– Ah oui, j'entends le glas maintenant, rйvйrende mиre.
– Les mиres l'ont portйe dans la chambre des mortes qui donne dans l'йglise.
– Je sais.
– Aucun autre homme que vous ne peut et ne doit entrer dans cette chambre-lа. Veillez-y bien. Il ferait beau voir qu'un homme entrвt dans la chambre des mortes!
– Plus souvent!
– Hein?
– Plus souvent!
– Qu'est-ce que vous dites?
– Je dis plus souvent.
– Plus souvent que quoi?
– Rйvйrende mиre, je ne dis pas plus souvent que quoi, je dis plus souvent.
– Je ne vous comprends pas. Pourquoi dites-vous plus souvent?
– Pour dire comme vous, rйvйrende mиre.
– Mais je n'ai pas dit plus souvent.
– Vous ne l'avez pas dit, mais je l'ai dit pour dire comme vous.
En ce moment neuf heures sonnиrent.
– А neuf heures du matin et а toute heure louй soit et adorй le trиs Saint-Sacrement de l'autel, dit la prieure.
– Amen, dit Fauchelevent.
L'heure sonna а propos. Elle coupa court а Plus Souvent. Il est probable que sans elle la prieure et Fauchelevent ne se fussent jamais tirйs de cet йcheveau.
Fauchelevent s'essuya le front.
La prieure fit un nouveau petit murmure intйrieur, probablement sacrй, puis haussa la voix.
– De son vivant, mиre Crucifixion faisait des conversions; aprиs sa mort, elle fera des miracles.
– Elle en fera! rйpondit Fauchelevent emboоtant le pas, et faisant effort pour ne plus broncher dйsormais.
– Pиre Fauvent, la communautй a йtй bйnie en la mиre Crucifixion. Sans doute il n'est point donnй а tout le monde de mourir comme le cardinal de Bйrulle en disant la sainte messe, et d'exhaler son вme vers Dieu en prononзant ces paroles: Hanc igitur oblationem[125]. Mais, sans atteindre а tant de bonheur, la mиre Crucifixion a eu une mort trиs prйcieuse. Elle a eu sa connaissance jusqu'au dernier instant. Elle nous parlait, puis elle parlait aux anges. Elle nous a fait ses derniers commandements. Si vous aviez un peu plus de foi, et si vous aviez pu кtre dans sa cellule, elle vous aurait guйri votre jambe en y touchant. Elle souriait. On sentait qu'elle ressuscitait en Dieu. Il y a eu du paradis dans cette mort-lа.
Fauchelevent crut que c'йtait une oraison qui finissait.
– Amen, dit-il.
– Pиre Fauvent, il faut faire ce que veulent les morts.
La prieure dйvida quelques grains de son chapelet. Fauchelevent se taisait. Elle poursuivit.
– J'ai consultй sur cette question plusieurs ecclйsiastiques travaillant en Notre-Seigneur qui s'occupent dans l'exercice de la vie clйricale et qui font un fruit admirable[126].
– Rйvйrende mиre, on entend bien mieux le glas d'ici que dans le jardin.
– D'ailleurs, c'est plus qu'une morte, c'est une sainte.
– Comme vous, rйvйrende mиre.
– Elle couchait dans son cercueil depuis vingt ans, par permission expresse de notre saint-pиre Pie VII.
– Celui qui a couronnй l'emp… Buonaparte.
Pour un habile homme comme Fauchelevent, le souvenir йtait malencontreux. Heureusement la prieure, toute а sa pensйe, ne l'entendit pas. Elle continua:
– Pиre Fauvent?
– Rйvйrende mиre?
– Saint Diodore, archevкque de Cappadoce, voulut qu'on йcrivоt sur sa sйpulture ce seul mot: Acarus[127], qui signifie ver de terre; cela fut fait. Est-ce vrai?
– Oui, rйvйrende mиre.
– Le bienheureux Mezzocane, abbй d'Aquila, voulut кtre inhumй sous la potence; cela fut fait.
– C'est vrai.
– Saint Tйrence, йvкque de Port sur l'embouchure du Tibre dans la mer, demanda qu'on gravвt sur sa pierre le signe qu'on mettait sur la fosse des parricides, dans l'espoir que les passants cracheraient sur son tombeau. Cela fut fait. Il faut obйir aux morts.
– Ainsi soit-il.
– Le corps de Bernard Guidonis, nй en France prиs de Roche-Abeille, fut, comme il l'avait ordonnй et malgrй le roi de Castille, portй en l'йglise des Dominicains de Limoges, quoique Bernard Guidonis fыt йvкque de Tuy en Espagne. Peut-on dire le contraire?
– Pour зa non, rйvйrende mиre.
– Le fait est attestй par Plantavit de la Fosse.
Quelques grains du chapelet s'йgrenиrent encore silencieusement. La prieure reprit:
– Pиre Fauvent, la mиre Crucifixion sera ensevelie dans le cercueil oщ elle a couchй depuis vingt ans.
– C'est juste.
– C'est une continuation de sommeil.
– J'aurai donc а la clouer dans ce cercueil-lа?
– Oui.
– Et nous laisserons de cфtй la biиre des pompes?
– Prйcisйment.
– Je suis aux ordres de la trиs rйvйrende communautй.
– Les quatre mиres chantres vous aideront.
– А clouer le cercueil? Je n'ai pas besoin d'elles.
– Non. А le descendre.
– Oщ?
– Dans le caveau.
– Quel caveau?
– Sous l'autel.
Fauchelevent fit un soubresaut.
– Le caveau sous l'autel!
– Sous l'autel.
– Mais…
– Vous aurez une barre de fer.
– Oui, mais…
– Vous lиverez la pierre avec la barre au moyen de l'anneau.
– Mais…
– Il faut obйir aux morts. Кtre enterrйe dans le caveau sous l'autel de la chapelle, ne point aller en sol profane, rester morte lа oщ elle a priй vivante; з'a йtй le vњu suprкme de la mиre Crucifixion. Elle nous l'a demandй, c'est-а-dire commandй.
– Mais c'est dйfendu.
– Dйfendu par les hommes, ordonnй par Dieu.
– Si cela venait а se savoir?
– Nous avons confiance en vous.
– Oh, moi, je suis une pierre de votre mur.
– Le chapitre s'est assemblй. Les mиres vocales, que je viens de consulter encore et qui sont en dйlibйration, ont dйcidй que la mиre Crucifixion serait, selon son vњu, enterrйe dans son cercueil sous notre autel. Jugez, pиre Fauvent, s'il allait se faire des miracles ici! quelle gloire en Dieu pour la communautй! Les miracles sortent des tombeaux.
– Mais, rйvйrende mиre, si l'agent de la commission de salubritй…
– Saint Benoоt II, en matiиre de sйpulture, a rйsistй а Constantin Pogonat.
– Pourtant le commissaire de police…
– Chonodemaire, un des sept rois allemands qui entrиrent dans les Gaules sous l'empire de Constance, a reconnu expressйment le droit des religieux d'кtre inhumйs en religion, c'est-а-dire sous l'autel.
– Mais l'inspecteur de la prйfecture…
– Le monde n'est rien devant la croix. Martin, onziиme gйnйral des chartreux, a donnй cette devise а son ordre: Stat crux dum volvitur orbis[128].
– Amen, dit Fauchelevent, imperturbable dans cette faзon de se tirer d'affaire toutes les fois qu'il entendait du latin.
Un auditoire quelconque suffit а qui s'est tu trop longtemps. Le jour oщ le rhйteur Gymnastoras sortit de prison, ayant dans le corps beaucoup de dilemmes et de syllogismes rentrйs, il s'arrкta devant le premier arbre qu'il rencontra, le harangua, et fit de trиs grands efforts pour le convaincre. La prieure, habituellement sujette au barrage du silence, et ayant du trop-plein dans son rйservoir, se leva et s'йcria avec une loquacitй d'йcluse lвchйe:
– J'ai а ma droite Benoоt et а ma gauche Bernard. Qu'est-ce que Bernard? c'est le premier abbй de Clairvaux. Fontaines en Bourgogne est un pays bйni pour l'avoir vu naоtre. Son pиre s'appelait Tйcelin et sa mиre Alиthe. Il a commencй par Cоteaux pour aboutir а Clairvaux; il a йtй ordonnй abbй par l'йvкque de Chвlon-sur-Saфne, Guillaume de Champeaux; il a eu sept cents novices et fondй cent soixante monastиres; il a terrassй Abeilard au concile de Sens, en 1140, et Pierre de Bruys et Henry son disciple, et une autre sorte de dйvoyйs qu'on nommait les Apostoliques; il a confondu Arnaud de Bresce, foudroyй le moine Raoul, le tueur de juifs, dominй en 1148 le concile de Reims, fait condamner Gilbert de la Porйe, йvкque de Poitiers, fait condamner Eon de l'Йtoile, arrangй les diffйrends des princes, йclairй le roi Louis le Jeune, conseillй le pape Eugиne III, rйglй le Temple, prкchй la croisade, fait deux cent cinquante miracles dans sa vie, et jusqu'а trente-neuf en un jour. Qu'est-ce que Benoоt? c'est le patriarche de Mont-Cassin; c'est le deuxiиme fondateur de la saintetй claustrale, c'est le Basile de l'occident. Son ordre a produit quarante papes, deux cents cardinaux, cinquante patriarches, seize cents archevкques, quatre mille six cents йvкques, quatre empereurs, douze impйratrices, quarante-six rois, quarante et une reines, trois mille six cents saints canonisйs, et subsiste depuis quatorze cents ans. D'un cфtй saint Bernard; de l'autre l'agent de la salubritй! D'un cфtй saint Benoоt; de l'autre l'inspecteur de la voirie! L'йtat, la voirie, les pompes funиbres, les rиglements, l'administration, est-ce que nous connaissons cela? Aucuns passants seraient indignйs de voir comme on nous traite. Nous n'avons mкme pas le droit de donner notre poussiиre а Jйsus-Christ! Votre salubritй est une invention rйvolutionnaire. Dieu subordonnй au commissaire de police; tel est le siиcle. Silence, Fauvent!
Fauchelevent, sous cette douche, n'йtait pas fort а son aise. La prieure continua.
– Le droit du monastиre а la sйpulture ne fait doute pour personne. Il n'y a pour le nier que les fanatiques et les errants. Nous vivons dans des temps de confusion terrible. On ignore ce qu'il faut savoir, et l'on sait ce qu'il faut ignorer. On est crasse et impie. Il y a dans cette йpoque des gens qui ne distinguent pas entre le grandissime saint Bernard et le Bernard dit des Pauvres Catholiques, certain bon ecclйsiastique qui vivait dans le treiziиme siиcle. D'autres blasphиment jusqu'а rapprocher l'йchafaud de Louis XVI de la croix de Jйsus-Christ. Louis XVI n'йtait qu'un roi. Prenons donc garde а Dieu! Il n'y a plus ni juste ni injuste. On sait le nom de Voltaire et l'on ne sait pas le nom de Cйsar de Bus. Pourtant Cйsar de Bus est un bienheureux et Voltaire est un malheureux. Le dernier archevкque, le cardinal de Pйrigord, ne savait mкme pas que Charles de Gondren a succйdй а Bйrulle, et Franзois Bourgoin а Gondren, et Jean-Franзois Senault а Bourgoin, et le pиre de Sainte-Marthe а Jean-Franзois Senault. On connaоt le nom du pиre Coton, non parce qu'il a йtй un des trois qui ont poussй а la fondation de l'Oratoire, mais parce qu'il a йtй matiиre а juron pour le roi huguenot Henri IV. Ce qui fait saint Franзois de Sales aimable aux gens du monde, c'est qu'il trichait au jeu. Et puis on attaque la religion. Pourquoi? Parce qu'il y a eu de mauvais prкtres, parce que Sagittaire, йvкque de Gap, йtait frиre de Salone, йvкque d'Embrun, et que tous les deux ont suivi Mommol. Qu'est-ce que cela fait? Cela empкche-t-il Martin de Tours d'кtre un saint et d'avoir donnй la moitiй de son manteau а un pauvre? On persйcute les saints. On ferme les yeux aux vйritйs. Les tйnиbres sont l'habitude. Les plus fйroces bкtes sont les bкtes aveugles. Personne ne pense а l'enfer pour de bon. Oh! le mйchant peuple! De par le Roi signifie aujourd'hui de par la Rйvolution. On ne sait plus ce qu'on doit, ni aux vivants, ni aux morts. Il est dйfendu de mourir saintement. Le sйpulcre est une affaire civile. Ceci fait horreur. Saint Lйon II a йcrit deux lettres exprиs, l'une а Pierre Notaire, l'autre au roi des Visigoths, pour combattre et rejeter, dans les questions qui touchent aux morts, l'autoritй de l'exarque et la suprйmatie de l'empereur. Gautier, йvкque de Chвlons, tenait tкte en cette matiиre а Othon, duc de Bourgogne. L'ancienne magistrature en tombait d'accord. Autrefois nous avions voix au chapitre mкme dans les choses du siиcle. L'abbй de Cоteaux, gйnйral de l'ordre, йtait conseiller-nй au parlement de Bourgogne. Nous faisons de nos morts ce que nous voulons. Est-ce que le corps de saint Benoоt lui-mкme n'est pas en France dans l'abbaye de Fleury, dite Saint-Benoоt-sur-Loire, quoiqu'il soit mort en Italie au Mont-Cassin, un samedi 21 du mois de mars de l'an 543? Tout ceci est incontestable. J'abhorre les psallants, je hais les prieurs, j'exиcre les hйrйtiques, mais je dйtesterais plus encore quiconque me soutiendrait le contraire. On n'a qu'а lire Arnoul Wion, Gabriel Bucelin, Trithиme, Maurolicus et dom Luc d'Achery.
La prieure respira, puis se tourna vers Fauchelevent:
– Pиre Fauvent, est-ce dit?
– C'est dit, rйvйrende mиre.
– Peut-on compter sur vous?
– J'obйirai.
– C'est bien.
– Je suis tout dйvouй au couvent.
– C'est entendu. Vous fermerez le cercueil. Les sњurs le porteront dans la chapelle. On dira l'office des morts. Puis on rentrera dans le cloоtre. Entre onze heures et minuit, vous viendrez avec votre barre de fer. Tout se passera dans le plus grand secret. Il n'y aura dans la chapelle que les quatre mиres chantres, la mиre Ascension, et vous.
– Et la sњur qui sera au poteau?
– Elle ne se retournera pas.
– Mais elle entendra.
– Elle n'йcoutera pas. D'ailleurs, ce que le cloоtre sait, le monde l'ignore.
Il y eut encore une pause. La prieure poursuivit:
– Vous фterez votre grelot. Il est inutile que la sњur au poteau s'aperзoive que vous кtes lа.
– Rйvйrende mиre?
– Quoi, pиre Fauvent?
– Le mйdecin des morts a-t-il fait sa visite?
– Il va la faire aujourd'hui а quatre heures. On a sonnй la sonnerie qui fait venir le mйdecin des morts. Mais vous n'entendez donc aucune sonnerie?
– Je ne fais attention qu'а la mienne.
– Cela est bien, pиre Fauvent.
– Rйvйrende mиre, il faudra un levier d'au moins six pieds.
– Oщ le prendrez-vous?
– Oщ il ne manque pas de grilles, il ne manque pas de barres de fer. J'ai mon tas de ferrailles au fond du jardin.
– Trois quarts d'heure environ avant minuit; n'oubliez pas.
– Rйvйrende mиre?
– Quoi?
– Si jamais vous aviez d'autres ouvrages comme зa, c'est mon frиre qui est fort. Un Turc!
– Vous ferez le plus vite possible.
– Je ne vais pas hardi vite. Je suis infirme; c'est pour cela qu'il me faudrait un aide. Je boite.
– Boiter n'est pas un tort, et peut кtre une bйnйdiction. L'empereur Henri II, qui combattit l'antipape Grйgoire et rйtablit Benoоt VIII, a deux surnoms: le Saint et le Boiteux.
– C'est bien bon, deux surtout, murmura Fauchelevent, qui, en rйalitй, avait l'oreille un peu dure.
– Pиre Fauvent, j'y pense, prenons une heure entiиre. Ce n'est pas trop. Soyez prиs du maоtre-autel avec votre barre de fer а onze heures. L'office commence а minuit. Il faut que tout soit fini un bon quart d'heure auparavant.
– Je ferai tout pour prouver mon zиle а la communautй. Voilа qui est dit. Je clouerai le cercueil. А onze heures prйcises je serai dans la chapelle. Les mиres chantres y seront, la mиre Ascension y sera. Deux hommes, cela vaudrait mieux. Enfin, n'importe! J'aurai mon levier. Nous ouvrirons le caveau, nous descendrons le cercueil, et nous refermerons le caveau. Aprиs quoi, plus trace de rien. Le gouvernement ne s'en doutera pas. Rйvйrende mиre, tout est arrangй ainsi?
– Non.
– Qu'y a-t-il donc encore?
– Il reste la biиre vide.
Ceci fit un temps d'arrкt. Fauchelevent songeait. La prieure songeait.
– Pиre Fauvent, que fera-t-on de la biиre?
– On la portera en terre.
– Vide?
Autre silence. Fauchelevent fit de la main gauche cette espиce de geste qui donne congй а une question inquiйtante.
– Rйvйrende mиre, c'est moi qui cloue la biиre dans la chambre basse de l'йglise, et personne n'y peut entrer que moi, et je couvrirai la biиre du drap mortuaire.
– Oui, mais les porteurs, en la mettant dans le corbillard et en la descendant dans la fosse, sentiront bien qu'il n'y a rien dedans.
– Ah! di…! s'йcria Fauchelevent.
La prieure commenзa un signe de croix, et regarda fixement le jardinier. Able lui resta dans le gosier.
Il se hвta d'improviser un expйdient pour faire oublier le juron.
– Rйvйrende mиre, je mettrai de la terre dans la biиre. Cela fera l'effet de quelqu'un.
– Vous avez raison. La terre, c'est la mкme chose que l'homme. Ainsi vous arrangerez la biиre vide?
– J'en fais mon affaire.
Le visage de la prieure, jusqu'alors trouble et obscur, se rassйrйna. Elle lui fit le signe du supйrieur congйdiant l'infйrieur. Fauchelevent se dirigea vers la porte. Comme il allait sortir, la prieure йleva doucement la voix:
– Pиre Fauvent, je suis contente de vous; demain, aprиs l'enterrement, amenez-moi votre frиre, et dites-lui qu'il m'amиne sa fille.
Chapitre IV
Oщ Jean Valjean a tout а fait l'air d'avoir lu Austin Castillejo[129]
Des enjambйes de boiteux sont comme des њillades de borgne; elles n’arrivent pas vite au but. En outre, Fauchelevent йtait perplexe. Il mit prиs d’un quart d’heure а revenir dans la baraque du jardin. Cosette йtait йveillйe. Jean Valjean l’avait assise prиs du feu. Au moment oщ Fauchelevent entra, Jean Valjean lui montrait la hotte du jardinier accrochйe au mur et lui disait:
– Йcoute-moi bien, ma petite Cosette. Il faudra nous en aller de cette maison, mais nous y reviendrons et nous y serons trиs bien. Le bonhomme d’ici t’emportera sur son dos lа-dedans. Tu m’attendras chez une dame. J’irai te retrouver. Surtout, si tu ne veux pas que la Thйnardier te reprenne, obйis et ne dis rien!
Cosette fit un signe de tкte d’un air grave.
Au bruit de Fauchelevent poussant la porte, Jean Valjean se retourna.
– Eh bien?
– Tout est arrangй, et rien ne l’est, dit Fauchelevent. J’ai permission de vous faire entrer; mais avant de vous faire entrer, il faut vous faire sortir. C’est lа qu’est l’embarras de charrettes. Pour la petite, c’est aisй.
– Vous l’emporterez?
– Et elle se taira?
– J’en rйponds.
– Mais vous, pиre Madeleine?
Et, aprиs un silence oщ il y avait de l’anxiйtй, Fauchelevent s’йcria:
– Mais sortez donc par oщ vous кtes entrй!
Jean Valjean, comme la premiиre fois, se borna а rйpondre:
– Impossible.
Fauchelevent, se parlant plus а lui-mкme qu’а Jean Valjean, grommela:
– Il y a une autre chose qui me tourmente. J’ai dit que j’y mettrais de la terre. C’est que je pense que de la terre lа-dedans, au lieu d’un corps, зa ne sera pas ressemblant, зa n’ira pas, зa se dйplacera, зa remuera. Les hommes le sentiront. Vous comprenez, pиre Madeleine, le gouvernement s’en apercevra.
Jean Valjean le considйra entre les deux yeux, et crut qu’il dйlirait.
Fauchelevent reprit:
– Comment di – antre allez-vous sortir? C’est qu’il faut que tout cela soit fait demain! C’est demain que je vous amиne. La prieure vous attend.
Alors il expliqua а Jean Valjean que c’йtait une rйcompense pour un service que lui, Fauchelevent, rendait а la communautй. Qu’il entrait dans ses attributions de participer aux sйpultures, qu’il clouait les biиres et assistait le fossoyeur au cimetiиre. Que la religieuse morte le matin avait demandй d’кtre ensevelie dans le cercueil qui lui servait de lit et enterrйe dans le caveau sous l’autel de la chapelle. Que cela йtait dйfendu par les rиglements de police, mais que c’йtait une de ces mortes а qui l’on ne refuse rien. Que la prieure et les mиres vocales entendaient exйcuter le vњu de la dйfunte. Que tant pis pour le gouvernement. Que lui Fauchelevent clouerait le cercueil dans la cellule, lиverait la pierre dans la chapelle, et descendrait la morte dans le caveau. Et que, pour le remercier, la prieure admettait dans la maison son frиre comme jardinier et sa niиce comme pensionnaire. Que son frиre, c’йtait Mr Madeleine, et que sa niиce, c’йtait Cosette. Que la prieure lui avait dit d’amener son frиre le lendemain soir, aprиs l’enterrement postiche au cimetiиre. Mais qu’il ne pouvait pas amener du dehors Mr Madeleine, si Mr Madeleine n’йtait pas dehors. Que c’йtait lа le premier embarras. Et puis qu’il avait encore un embarras, la biиre vide.
– Qu’est-ce que c’est que la biиre vide? demanda Jean Valjean.
Fauchelevent rйpondit:
– La biиre de l’administration.
– Quelle biиre? et quelle administration?
– Une religieuse meurt. Le mйdecin de la municipalitй vient et dit: il y a une religieuse morte. Le gouvernement envoie une biиre. Le lendemain il envoie un corbillard et des croque-morts pour reprendre la biиre et la porter au cimetiиre. Les croque-morts viendront et soulиveront la biиre; il n’y aura rien dedans.
– Mettez-y quelque chose.
– Un mort? je n’en ai pas.
– Non.
– Quoi donc?
– Un vivant.
– Quel vivant?
– Moi, dit Jean Valjean.
Fauchelevent, qui s’йtait assis, se leva comme si un pйtard fыt parti sous sa chaise.
– Vous!
– Pourquoi pas?
Jean Valjean eut un de ces rares sourires qui lui venaient comme une lueur dans un ciel d’hiver.
– Vous savez, Fauchelevent, que vous avez dit: La mиre Crucifixion est morte, et j’ai ajoutй: Et le pиre Madeleine est enterrй. Ce sera cela.
– Ah, bon, vous riez. Vous ne parlez pas sйrieusement.
– Trиs sйrieusement. Il faut sortir d’ici?
– Sans doute.
– Je vous ai dit de me trouver pour moi aussi une hotte et une bвche.
– Eh bien?
– La hotte sera en sapin, et la bвche sera un drap noir.
– D’abord, un drap blanc. On enterre les religieuses en blanc.
– Va pour le drap blanc.
– Vous n’кtes pas un homme comme les autres, pиre Madeleine.
Voir de telles imaginations, qui ne sont pas autre chose que les sauvages et tйmйraires inventions du bagne, sortir des choses paisibles qui l’entouraient et se mкler а ce qu’il appelait le «petit train-train du couvent », c’йtait pour Fauchelevent une stupeur comparable а celle d’un passant qui verrait un goйland pкcher dans le ruisseau de la rue Saint-Denis.
Jean Valjean poursuivit:
– Il s’agit de sortir d’ici sans кtre vu. C’est un moyen. Mais d’abord renseignez-moi. Comment cela se passe-t-il? Oщ est cette biиre?
– Celle qui est vide?
– Oui.
– En bas, dans ce qu’on appelle la salle des mortes. Elle est sur deux trйteaux et sous le drap mortuaire.
– Quelle est la longueur de la biиre?
– Six pieds.
– Qu’est-ce que c’est que la salle des mortes?
– C’est une chambre du rez-de-chaussйe qui a une fenкtre grillйe sur le jardin qu’on ferme du dehors avec un volet, et deux portes; l'une qui va au couvent, l’autre qui va а l’йglise.
– Quelle йglise?
– L’йglise de la rue, l’йglise de tout le monde.
– Avez-vous les clefs de ces deux portes?
– Non. J’ai la clef de la porte qui communique au couvent; le concierge a la clef de la porte qui communique а l’йglise.
– Quand le concierge ouvre-t-il cette porte-lа?
– Uniquement pour laisser entrer les croque-morts qui viennent chercher la biиre. La biиre sortie, la porte se referme.
– Qui est-ce qui cloue la biиre?
– C’est moi.
– Qui est-ce qui met le drap dessus?
– C’est moi.
– Кtes-vous seul?
– Pas un autre homme, exceptй le mйdecin de la police, ne peut entrer dans la salle des mortes. C’est mкme йcrit sur le mur.
– Pourriez-vous, cette nuit, quand tout dormira dans le couvent, me cacher dans cette salle?
– Non. Mais je puis vous cacher dans un petit rйduit noir qui donne dans la salle des mortes, oщ je mets mes outils d’enterrement, et dont j’ai la garde et la clef.
– А quelle heure le corbillard viendra-t-il chercher la biиre demain?
– Vers trois heures du soir. L’enterrement se fait au cimetiиre Vaugirard, un peu avant la nuit. Ce n’est pas tout prиs.
– Je resterai cachй dans votre rйduit а outils toute la nuit et toute la matinйe. Et а manger? J’aurai faim.
– Je vous porterai de quoi.
– Vous pourriez venir me clouer dans la biиre а deux heures.
Fauchelevent recula et se fоt craquer les os des doigts.
– Mais c’est impossible!
– Bah! prendre un marteau et clouer des clous dans une planche!
Ce qui semblait inouп а Fauchelevent йtait, nous le rйpйtons, simple pour Jean Valjean. Jean Valjean avait traversй de pires dйtroits. Quiconque a йtй prisonnier sait l’art de se rapetisser selon le diamиtre des йvasions. Le prisonnier est sujet а la fuite comme le malade а la crise qui le sauve ou qui le perd. Une йvasion, c’est une guйrison. Que n’accepte-t-on pas pour guйrir? Se faire clouer et emporter dans une caisse comme un colis, vivre longtemps dans une boоte, trouver de l’air oщ il n’y en a pas, йconomiser sa respiration des heures entiиres, savoir йtouffer sans mourir, c’йtait lа un des sombres talents de Jean Valjean.
Du reste, une biиre dans laquelle il y a un кtre vivant, cet expйdient de forзat, est aussi un expйdient d’empereur. S’il faut en croire le moine Austin Castillejo, ce fut le moyen que Charles-Quint, voulant aprиs son abdication revoir une derniиre fois la Plombes, employa pour la faire entrer dans le monastиre de Saint-Just et pour l’en faire sortir[130].
Fauchelevent, un peu revenu а lui, s’йcria:
– Mais comment ferez-vous pour respirer?
– Je respirerai.
– Dans cette boоte! Moi, seulement d’y penser, je suffoque.
– Vous avez bien une vrille, vous ferez quelques petits trous autour de la bouche за et lа, et vous clouerez sans serrer la planche de dessus.
– Bon! Et s’il vous arrive de tousser ou d’йternuer?
– Celui qui s’йvade ne tousse pas et n’йternue pas.
Et Jean Valjean ajouta:
– Pиre Fauchelevent, il faut se dйcider: ou кtre pris ici, ou accepter la sortie par le corbillard.
Tout le monde a remarquй le goыt qu’ont les chats de s’arrкter et de flвner entre les deux battants d’une porte entre-bвillйe. Qui n’a dit а un chat: Mais entre donc! Il y a des hommes qui, dans un incident entr’ouvert devant eux, ont aussi une tendance а rester indйcis entre deux rйsolutions, au risque de se faire йcraser par le destin fermant brusquement l’aventure. Les trop prudents, tout chats qu’ils sont, et parce qu’ils sont chats, courent quelquefois plus de danger que les audacieux. Fauchelevent йtait de cette nature hйsitante. Pourtant le sang-froid de Jean Valjean le gagnait malgrй lui. Il grommela:
– Au fait, c’est qu’il n’y a pas d’autre moyen.
Jean Valjean reprit:
– La seule chose qui m’inquiиte, c’est ce qui se passera au cimetiиre.
– C’est justement cela qui ne m’embarrasse pas, s’йcria Fauchelevent. Si vous кtes sыr de vous tirer de la biиre, moi je suis sыr de vous tirer de la fosse. Le fossoyeur est un ivrogne de mes amis. C’est le pиre Mestienne. Un vieux de la vieille vigne. Le fossoyeur met les morts dans la fosse, et moi je mets le fossoyeur dans ma poche. Ce qui se passera je vais vous le dire. On arrivera un peu avant la brune, trois quarts d’heure avant la fermeture des grilles du cimetiиre. Le corbillard roulera jusqu’а la fosse. Je suivrai; c’est ma besogne. J’aurai un marteau, un ciseau et des tenailles dans ma poche. Le corbillard s’arrкte, les croque-morts vous nouent une corde autour de votre biиre et vous descendent. Le prкtre dit les priиres, fait le signe de croix, jette l’eau bйnite, et file. Je reste seul avec le pиre Mestienne. C’est mon ami, je vous dis. De deux choses l’une, ou il sera soыl, ou il ne sera pas soыl. S’il n’est pas soыl, je lui dis: Viens boire un coup pendant que le Bon Coing est encore ouvert. Je l’emmиne, je le grise, le pиre Mestienne n’est pas long а griser, il est toujours commencй, je te le couche sous la table, je lui prends sa carte pour rentrer au cimetiиre, et je reviens sans lui. Vous n’avez plus affaire qu’а moi. S’il est soыl, je lui dis: Va-t’en, je vais faire ta besogne. Il s’en va, et je vous tire du trou.
Jean Valjean lui tendit sa main sur laquelle Fauchelevent se prйcipita avec une touchante effusion paysanne.
– C’est convenu, pиre Fauchelevent. Tout ira bien.
– Pourvu que rien ne se dйrange, pensa Fauchelevent. Si cela allait devenir terrible!
Chapitre V
Il ne suffit pas d'кtre ivrogne pour кtre immortel
Le lendemain, comme le soleil dйclinait, les allants et venants fort clairsemйs du boulevard du Maine фtaient leur chapeau au passage d’un corbillard vieux modиle, ornй de tкtes de mort, de tibias et de larmes. Dans ce corbillard il y avait un cercueil couvert d’un drap blanc sur lequel s’йtalait une vaste croix noire, pareille а une grande morte dont les bras pendent. Un carrosse drapй, oщ l’on apercevait un prкtre en surplis et un enfant de chњur en calotte rouge, suivait. Deux croque-morts en uniforme gris а parements noirs marchaient а droite et а gauche du corbillard. Derriиre venait un vieux homme en habits d’ouvrier, qui boitait. Ce cortиge se dirigeait vers le cimetiиre Vaugirard[131].
On voyait passer de la poche de l’homme le manche d’un marteau, la lame d’un ciseau а froid et la double antenne d’une paire de tenailles.
Le cimetiиre Vaugirard faisait exception parmi les cimetiиres de Paris. Il avait ses usages particuliers, de mкme qu’il avait sa porte cochиre et sa porte bвtarde que, dans le quartier, les vieilles gens, tenaces aux vieux mots, appelaient la porte cavaliиre et la porte piйtonne. Les bernardines-bйnйdictines du Petit-Picpus avaient obtenu, nous l’avons dit, d’y кtre enterrйes dans un coin а part et le soir, ce terrain ayant jadis appartenu а leur communautй. Les fossoyeurs, ayant de cette faзon dans le cimetiиre un service du soir l’йtй et de nuit l’hiver, y йtaient astreints а une discipline particuliиre. Les portes des cimetiиres de Paris se fermaient а cette йpoque au coucher du soleil, et, ceci йtant une mesure d’ordre municipal, le cimetiиre Vaugirard y йtait soumis comme les autres. La porte cavaliиre et la porte piйtonne йtaient deux grilles contiguлs, accostйes d’un pavillon bвti par l’architecte Perronet et habitй par le portier du cimetiиre. Ces grilles tournaient donc inexorablement sur leurs gonds а l’instant oщ le soleil disparaissait derriиre le dфme des Invalides. Si quelque fossoyeur, а ce moment-lа, йtait attardй dans le cimetiиre, il n’avait qu’une ressource pour sortir, sa carte de fossoyeur dйlivrйe par l’administration des pompes funиbres. Une espиce de boоte aux lettres йtait pratiquйe dans le volet de la fenкtre du concierge. Le fossoyeur jetait sa carte dans cette boоte, le concierge l’entendait tomber, tirait le cordon, et la porte piйtonne s’ouvrait. Si le fossoyeur n’avait pas sa carte, il se nommait, le concierge, parfois couchй et endormi, se levait, allait reconnaоtre le fossoyeur, et ouvrait la porte avec la clef; le fossoyeur sortait, mais payait quinze francs d’amende.
Ce cimetiиre, avec ses originalitйs en dehors de la rиgle, gкnait la symйtrie administrative. On l’a supprimй peu aprиs 1830. Le cimetiиre Montparnasse, dit cimetiиre de l’Est, lui a succйdй, et a hйritй de ce fameux cabaret mitoyen au cimetiиre Vaugirard qui йtait surmontй d’un coing peint sur une planche, et qui faisait angle, d’un cфtй sur les tables des buveurs, de l’autre sur les tombeaux, avec cette enseigne: Au Bon Coing.