LES MISЙRABLES
Tome II – COSETTE
(1862)
EN HOMMAGE А NOTRE AMI GUY QUI NOUS A QUITTЙ LE 30 JUIN 2004.
Tes amis du groupe qui pensent а toi.
TABLE DES MATIИRES
А PROPOS DE CETTE ЙDITION ЙLECTRONIQUE
Livre premier – Waterloo
Chapitre I
Ce qu'on rencontre en venant de Nivelles
L'an dernier (1861), par une belle matinйe de mai, un passant, celui qui raconte cette histoire[1], arrivait de Nivelles et se dirigeait vers La Hulpe. Il allait а pied. Il suivait, entre deux rangйes d'arbres, une large chaussйe pavйe ondulant sur des collines qui viennent l'une aprиs l'autre, soulиvent la route et la laissent retomber, et font lа comme des vagues йnormes. Il avait dйpassй Lillois et Bois-Seigneur-Isaac. Il apercevait, а l'ouest, le clocher d'ardoise de Braine-l'Alleud qui a la forme d'un vase renversй. Il venait de laisser derriиre lui un bois sur une hauteur, et, а l'angle d'un chemin de traverse, а cфtй d'une espиce de potence vermoulue portant l'inscription: Ancienne barriиre no 4, un cabaret ayant sur sa faзade cet йcriteau: Au quatre vents. Йchabeau, cafй de particulier.
Un demi-quart de lieue plus loin que ce cabaret, il arriva au fond d'un petit vallon oщ il y a de l'eau qui passe sous une arche pratiquйe dans le remblai de la route. Le bouquet d'arbres, clairsemй mais trиs vert, qui emplit le vallon d'un cфtй de la chaussйe, s'йparpille de l'autre dans les prairies et s'en va avec grвce et comme en dйsordre vers Braine-l'Alleud.
Il y avait lа, а droite, au bord de la route, une auberge, une charrette а quatre roues devant la porte, un grand faisceau de perches а houblon, une charrue, un tas de broussailles sиches prиs d'une haie vive, de la chaux qui fumait dans un trou carrй, une йchelle le long d'un vieux hangar а cloisons de paille. Une jeune fille sarclait dans un champ oщ une grande affiche jaune, probablement du spectacle forain de quelque kermesse, volait au vent. А l'angle de l'auberge, а cфtй d'une mare oщ naviguait une flottille de canards, un sentier mal pavй s'enfonзait dans les broussailles. Ce passant y entra.
Au bout d'une centaine de pas, aprиs avoir longй un mur du quinziиme siиcle surmontй d'un pignon aigu а briques contrariйes, il se trouva en prйsence d'une grande porte de pierre cintrйe, avec imposte rectiligne, dans le grave style de Louis XIV, accostйe de deux mйdaillons planes. Une faзade sйvиre dominait cette porte; un mur perpendiculaire а la faзade venait presque toucher la porte et la flanquait d'un brusque angle droit. Sur le prй devant la porte gisaient trois herses а travers lesquelles poussaient pкle-mкle toutes les fleurs de mai. La porte йtait fermйe. Elle avait pour clфture deux battants dйcrйpits ornйs d'un vieux marteau rouillй.
Le soleil йtait charmant; les branches avaient ce doux frйmissement de mai qui semble venir des nids plus encore que du vent. Un brave petit oiseau, probablement amoureux, vocalisait йperdument dans un grand arbre.
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Le passant se courba et considйra dans la pierre а gauche, au bas du pied-droit de la porte, une assez large excavation circulaire ressemblant а l'alvйole d'une sphиre. En ce moment les battants s'йcartиrent et une paysanne sortit.
Elle vit le passant et aperзut ce qu'il regardait.
– C'est un boulet franзais qui a fait зa, lui dit-elle. Et elle ajouta:
– Ce que vous voyez lа, plus haut, dans la porte, prиs d'un clou, c'est le trou d'un gros biscayen. Le biscayen n'a pas traversй le bois.
– Comment s'appelle cet endroit-ci? demanda le passant.
– Hougomont, dit la paysanne.
Le passant se redressa. Il fit quelques pas et s'en alla regarder au-dessus des haies. Il aperзut а l'horizon а travers les arbres une espиce de monticule et sur ce monticule quelque chose qui, de loin, ressemblait а un lion.
Il йtait dans le champ de bataille de Waterloo.
Chapitre II
Hougomont
Hougomont, ce fut lа un lieu funиbre, le commencement de l'obstacle, la premiиre rйsistance que rencontra а Waterloo ce grand bыcheron de l'Europe qu'on appelait Napolйon; le premier nњud sous le coup de hache.
C'йtait un chвteau, ce n'est plus qu'une ferme. Hougomont, pour l'antiquaire, c'est Hugomons. Ce manoir fut bвti par Hugo[2], sire de Somerel, le mкme qui dota la sixiиme chapellenie de l'abbaye de Villers.
Le passant poussa la porte, coudoya sous un porche une vieille calиche, et entra dans la cour.
La premiиre chose qui le frappa dans ce prйau, ce fut une porte du seiziиme siиcle qui y simule une arcade, tout йtant tombй autour d'elle. L'aspect monumental naоt souvent de la ruine. Auprиs de l'arcade s'ouvre dans un mur une autre porte avec claveaux du temps de Henri IV, laissant voir les arbres d'un verger. А cфtй de cette porte un trou а fumier, des pioches et des pelles, quelques charrettes, un vieux puits avec sa dalle et son tourniquet de fer, un poulain qui saute, un dindon qui fait la roue, une chapelle que surmonte un petit clocher, un poirier en fleur en espalier sur le mur de la chapelle, voilа cette cour dont la conquкte fut un rкve de Napolйon. Ce coin de terre, s'il eыt pu le prendre, lui eыt peut-кtre donnй le monde. Des poules y йparpillent du bec la poussiиre. On entend un grondement; c'est un gros chien qui montre les dents et qui remplace les Anglais.
Les Anglais lа ont йtй admirables. Les quatre compagnies des gardes de Cooke y ont tenu tкte pendant sept heures а l'acharnement d'une armйe.
Hougomont, vu sur la carte, en plan gйomйtral, bвtiments et enclos compris, prйsente une espиce de rectangle irrйgulier dont un angle aurait йtй entaillй. C'est а cet angle qu'est la porte mйridionale, gardйe par ce mur qui la fusille а bout portant. Hougomont a deux portes: la porte mйridionale, celle du chвteau, et la porte septentrionale, celle de la ferme. Napolйon envoya contre Hougomont son frиre Jйrфme; les divisions Guilleminot, Foy et Bachelu s'y heurtиrent, presque tout le corps de Reille y fut employй et y йchoua, les boulets de Kellermann s'йpuisиrent sur cet hйroпque pan de mur. Ce ne fut pas trop de la brigade Bauduin pour forcer Hougomont au nord, et la brigade Soye ne put que l'entamer au sud, sans le prendre.
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Les bвtiments de la ferme bordent la cour au sud. Un morceau de la porte nord, brisйe par les Franзais, pend accrochй au mur. Ce sont quatre planches clouйes sur deux traverses, et oщ l'on distingue les balafres de l'attaque.
La porte septentrionale, enfoncйe par les Franзais, et а laquelle on a mis une piиce pour remplacer le panneau suspendu а la muraille, s'entre-bвille au fond du prйau; elle est coupйe carrйment dans un mur, de pierre en bas, de brique en haut, qui ferme la cour au nord. C'est une simple porte charretiиre comme il y en a dans toutes les mйtairies, deux larges battants faits de planches rustiques; au delа, des prairies. La dispute de cette entrйe a йtй furieuse. On a longtemps vu sur le montant de la porte toutes sortes d'empreintes de mains sanglantes. C'est lа que Bauduin fut tuй.
L'orage du combat est encore dans cette cour; l'horreur y est visible; le bouleversement de la mкlйe s'y est pйtrifiй; cela vit, cela meurt; c'йtait hier. Les murs agonisent, les pierres tombent, les brиches crient; les trous sont des plaies; les arbres penchйs et frissonnants semblent faire effort pour s'enfuir.
Cette cour, en 1815, йtait plus bвtie qu'elle ne l'est aujourd'hui. Des constructions qu'on a depuis jetйes bas y faisaient des redans, des angles et des coudes d'йquerre.
Les Anglais s'y йtaient barricadйs; les Franзais y pйnйtrиrent, mais ne purent s'y maintenir. А cфtй de la chapelle, une aile du chвteau, le seul dйbris qui reste du manoir d'Hougomont, se dresse йcroulйe, on pourrait dire йventrйe. Le chвteau servit de donjon, la chapelle servit de blockhaus. On s'y extermina. Les Franзais, arquebuses de toutes parts, de derriиre les murailles, du haut des greniers, du fond des caves, par toutes les croisйes, par tous les soupiraux, par toutes les fentes des pierres, apportиrent des fascines et mirent le feu aux murs et aux hommes; la mitraille eut pour rйplique l'incendie.
On entrevoit dans l'aile ruinйe, а travers des fenкtres garnies de barreaux de fer, les chambres dйmantelйes d'un corps de logis en brique; les gardes anglaises йtaient embusquйes dans ces chambres; la spirale de l'escalier, crevassй du rez-de-chaussйe jusqu'au toit, apparaоt comme l'intйrieur d'un coquillage brisй. L'escalier a deux йtages; les Anglais, assiйgйs dans l'escalier, et massйs sur les marches supйrieures, avaient coupй les marches infйrieures. Ce sont de larges dalles de pierre bleue qui font un monceau dans les orties. Une dizaine de marches tiennent encore au mur; sur la premiиre est entaillйe l'image d'un trident. Ces degrйs inaccessibles sont solides dans leurs alvйoles. Tout le reste ressemble а une mвchoire йdentйe. Deux vieux arbres sont lа; l'un est mort, l'autre est blessй au pied, et reverdit en avril. Depuis 1815, il s'est mis а pousser а travers l'escalier.
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On s'est massacrй dans la chapelle. Le dedans, redevenu calme, est йtrange. On n'y a plus dit la messe depuis le carnage. Pourtant l'autel y est restй, un autel de bois grossier adossй а un fond de pierre brute. Quatre murs lavйs au lait de chaux, une porte vis-а-vis l'autel, deux petites fenкtres cintrйes, sur la porte un grand crucifix de bois, au-dessus du crucifix un soupirail carrй bouchй d'une botte de foin, dans un coin, а terre, un vieux chвssis vitrй tout cassй, telle est cette chapelle. Prиs de l'autel est clouйe une statue en bois de sainte Anne, du quinziиme siиcle; la tкte de l'enfant Jйsus a йtй emportйe par un biscayen. Les Franзais, maоtres un moment de la chapelle, puis dйlogйs, l'ont incendiйe. Les flammes ont rempli cette masure; elle a йtй fournaise; la porte a brыlй, le plancher a brыlй, le Christ en bois n'a pas brыlй. Le feu lui a rongй les pieds dont on ne voit plus que les moignons noircis, puis s'est arrкtй. Miracle, au dire des gens du pays. L'enfant Jйsus, dйcapitй, n'a pas йtй aussi heureux que le Christ.
Les murs sont couverts d'inscriptions. Prиs des pieds du Christ on lit ce nom: Henquinez. Puis ces autres: Conde de Rio Maпor. Marques y Marquesa de Almagro (Habana). Il y a des noms franзais avec des points d'exclamation, signes de colиre. On a reblanchi le mur en 1849. Les nations s'y insultaient.
C'est а la porte de cette chapelle qu'a йtй ramassй un cadavre qui tenait une hache а la main. Ce cadavre йtait le sous-lieutenant Legros.
On sort de la chapelle, et а gauche, on voit un puits. Il y en a deux dans cette cour. On demande: pourquoi n'y a-t-il pas de seau et de poulie а celui-ci? C'est qu'on n'y puise plus d'eau. Pourquoi n'y puise-t-on plus d'eau? Parce qu'il est plein de squelettes.
Le dernier qui ait tirй de l'eau de ce puits se nommait Guillaume Van Kylsom. C'йtait un paysan qui habitait Hougomont et y йtait jardinier. Le 18 juin 1815, sa famille prit la fuite et s'alla cacher dans les bois.
La forкt autour de l'abbaye de Villers abrita pendant plusieurs jours et plusieurs nuits toutes ces malheureuses populations dispersйes. Aujourd'hui encore de certains vestiges reconnaissables, tels que de vieux troncs d'arbres brыlйs, marquent la place de ces pauvres bivouacs tremblants au fond des halliers.
Guillaume Van Kylsom demeura а Hougomont «pour garder le chвteau » et se blottit dans une cave. Les Anglais l'y dйcouvrirent. On l'arracha de sa cachette, et, а coups de plat de sabre, les combattants se firent servir par cet homme effrayй. Ils avaient soif; ce Guillaume leur portait а boire. C'est а ce puits qu'il puisait l'eau. Beaucoup burent lа leur derniиre gorgйe. Ce puits, oщ burent tant de morts, devait mourir lui aussi.
Aprиs l'action, on eut une hвte, enterrer les cadavres. La mort a une faзon а elle de harceler la victoire, et elle fait suivre la gloire par la peste. Le typhus est une annexe du triomphe. Ce puits йtait profond, on en fit un sйpulcre. On y jeta trois cents morts. Peut-кtre avec trop d'empressement. Tous йtaient-ils morts? la lйgende dit non. Il parait que, la nuit qui suivit l'ensevelissement, on entendit sortir du puits des voix faibles qui appelaient.
Ce puits est isolй au milieu de la cour. Trois murs mi-partis pierre et brique, repliйs comme les feuilles d'un paravent et simulant une tourelle carrйe, l'entourent de trois cфtйs. Le quatriиme cфtй est ouvert. C'est par lа qu'on puisait l'eau. Le mur du fond a une faзon d'њil-de-bњuf informe, peut-кtre un trou d'obus. Cette tourelle avait un plafond dont il ne reste que les poutres. La ferrure de soutиnement du mur de droite dessine une croix. On se penche, et l'њil se perd dans un profond cylindre de brique qu'emplit un entassement de tйnиbres. Tout autour du puits, le bas des murs disparaоt dans les orties.
Ce puits n'a point pour devanture la large dalle bleue qui sert de tablier а tous les puits de Belgique. La dalle bleue y est remplacйe par une traverse а laquelle s'appuient cinq ou six difformes tronзons de bois noueux et ankylosйs qui ressemblent а de grands ossements. Il n'a plus ni seau, ni chaоne, ni poulie; mais il a encore la cuvette de pierre qui servait de dйversoir. L'eau des pluies s'y amasse, et de temps en temps un oiseau des forкts voisines vient y boire et s'envole.
Une maison dans cette ruine, la maison de la ferme, est encore habitйe. La porte de cette maison donne sur la cour. А cфtй d'une jolie plaque de serrure gothique il y a sur cette porte une poignйe de fer а trиfles, posйe de biais. Au moment oщ le lieutenant hanovrien Wilda saisissait cette poignйe pour se rйfugier dans la ferme, un sapeur franзais lui abattit la main d'un coup de hache.
La famille qui occupe la maison a pour grand-pиre l'ancien jardinier Van Kylsom, mort depuis longtemps. Une femme en cheveux gris vous dit: «J'йtais lа. J'avais trois ans. Ma sњur, plus grande, avait peur et pleurait. On nous a emportйes dans les bois. J'йtais dans les bras de ma mиre. On se collait l'oreille а terre pour йcouter. Moi, j'imitais le canon, et je faisais boum, boum[3]. »
Une porte de la cour, а gauche, nous l'avons dit, donne dans le verger.
Le verger est terrible.
Il est en trois parties, on pourrait presque dire en trois actes. La premiиre partie est un jardin, la deuxiиme est le verger, la troisiиme est un bois. Ces trois parties ont une enceinte commune, du cфtй de l'entrйe les bвtiments du chвteau et de la ferme, а gauche une haie, а droite un mur, au fond un mur. Le mur de droite est en brique, le mur du fond est en pierre. On entre dans le jardin d'abord. Il est en contrebas, plantй de groseilliers, encombrй de vйgйtations sauvages, fermй d'un terrassement monumental en pierre de taille avec balustres а double renflement. C'йtait un jardin seigneurial dans ce premier style franзais qui a prйcйdй Lenфtre; ruine et ronce aujourd'hui. Les pilastres sont surmontйs de globes qui semblent des boulets de pierre. On compte encore quarante-trois[4] balustres sur leurs dйs; les autres sont couchйs dans l'herbe. Presque tous ont des йraflures de mousqueterie. Un balustre brisй est posй sur l'йtrave comme une jambe cassйe.
C'est dans ce jardin, plus bas que le verger, que six voltigeurs du 1er lйger, ayant pйnйtrй lа et n'en pouvant plus sortir, pris et traquйs comme des ours dans leur fosse, acceptиrent le combat avec deux compagnies hanovriennes, dont une йtait armйe de carabines. Les hanovriens bordaient ces balustres et tiraient d'en haut. Ces voltigeurs, ripostant d'en bas, six contre deux cents, intrйpides, n'ayant pour abri que les groseilliers, mirent un quart d'heure а mourir.
On monte quelques marches, et du jardin on passe dans le verger proprement dit. Lа, dans ces quelques toises carrйes, quinze cents hommes tombиrent en moins d'une heure. Le mur semble prкt а recommencer le combat. Les trente-huit meurtriиres percйes par les Anglais а des hauteurs irrйguliиres, y sont encore. Devant la seiziиme sont couchйes deux tombes anglaises en granit. Il n'y a de meurtriиres qu'au mur sud; l'attaque principale venait de lа. Ce mur est cachй au dehors par une grande haie vive; les Franзais arrivиrent, croyant n'avoir affaire qu'а la haie, la franchirent, et trouvиrent ce mur, obstacle et embuscade, les gardes anglaises derriиre, les trente-huit meurtriиres faisant feu а la fois, un orage de mitraille et de balles; et la brigade Soye s'y brisa. Waterloo commenзa ainsi.
Le verger pourtant fut pris. On n'avait pas d'йchelles, les Franзais grimpиrent avec les ongles. On se battit corps а corps sous les arbres. Toute cette herbe a йtй mouillйe de sang. Un bataillon de Nassau, sept cents hommes, fut foudroyй lа. Au dehors le mur, contre lequel furent braquйes les deux batteries de Kellermann, est rongй par la mitraille.
Ce verger est sensible comme un autre au mois de mai. Il a ses boutons d'or et ses pвquerettes, l'herbe y est haute, des chevaux de charrue y paissent, des cordes de crin oщ sиche du linge traversent les intervalles des arbres et font baisser la tкte aux passants, on marche dans cette friche et le pied enfonce dans les trous de taupes. Au milieu de l'herbe on remarque un tronc dйracinй, gisant, verdissant. Le major Blackman s'y est adossй pour expirer. Sous un grand arbre voisin est tombй le gйnйral allemand Duplat, d'une famille franзaise rйfugiйe а la rйvocation de l'йdit de Nantes. Tout а cфtй se penche un vieux pommier malade pansй avec un bandage de paille et de terre glaise. Presque tous les pommiers tombent de vieillesse. Il n'y en a pas un qui n'ait sa balle ou son biscaпen[5]. Les squelettes d'arbres morts abondent dans ce verger. Les corbeaux volent dans les branches, au fond il y a un bois plein de violettes.
Bauduin tuй, Foy blessй, l'incendie, le massacre, le carnage, un ruisseau fait de sang anglais, de sang allemand et de sang franзais, furieusement mкlйs, un puits comblй de cadavres, le rйgiment de Nassau et le rйgiment de Brunswick dйtruits, Duplat tuй, Blackman tuй, les gardes anglaises mutilйes, vingt bataillons franзais, sur les quarante du corps de Reille, dйcimйs, trois mille hommes, dans cette seule masure de Hougomont, sabrйs, йcharpйs, йgorgйs, fusillйs, brыlйs; et tout cela pour qu'aujourd'hui un paysan dise а un voyageur: Monsieur, donnez-moi trois francs; si vous aimez, je vous expliquerai la chose de Waterloo!
Chapitre III
Le 18 juin 1815
Retournons en arriиre, c'est un des droits du narrateur, et replaзons-nous en l'annйe 1815, et mкme un peu avant l'йpoque oщ commence l'action racontйe dans la premiиre partie de ce livre.
S'il n'avait pas plu dans la nuit du 17 au 18 juin 1815, l'avenir de l'Europe йtait changй. Quelques gouttes d'eau de plus ou de moins ont fait pencher Napolйon. Pour que Waterloo fыt la fin d'Austerlitz, la providence n'a eu besoin que d'un peu de pluie, et un nuage traversant le ciel а contre-sens de la saison a suffi pour l'йcroulement d'un monde.
La bataille de Waterloo, et ceci a donnй а Blьcher le temps d'arriver, n'a pu commencer qu'а onze heures et demie. Pourquoi? Parce que la terre йtait mouillйe. Il a fallu attendre un peu de raffermissement pour que l'artillerie pыt manњuvrer.
Napolйon йtait officier d'artillerie, et il s'en ressentait. Le fond de ce prodigieux capitaine, c'йtait l'homme qui, dans le rapport au Directoire sur Aboukir, disait: Tel de nos boulets a tuй six hommes. Tous ses plans de bataille sont faits pour le projectile. Faire converger l'artillerie sur un point donnй, c'йtait lа sa clef de victoire. Il traitait la stratйgie du gйnйral ennemi comme une citadelle, et il la battait en brиche. Il accablait le point faible de mitraille; il nouait et dйnouait les batailles avec le canon. Il y avait du tir dans son gйnie. Enfoncer les carrйs, pulvйriser les rйgiments, rompre les lignes, broyer et disperser les masses, tout pour lui йtait lа, frapper, frapper, frapper sans cesse, et il confiait cette besogne au boulet. Mйthode redoutable, et qui, jointe au gйnie, a fait invincible pendant quinze ans ce sombre athlиte du pugilat de la guerre.
Le 18 juin 1815, il comptait d'autant plus sur l'artillerie qu'il avait pour lui le nombre. Wellington n'avait que cent cinquante-neuf bouches а feu; Napolйon en avait deux cent quarante.
Supposez la terre sиche, l'artillerie pouvant rouler, l'action commenзait а six heures du matin. La bataille йtait gagnйe et finie а deux heures, trois heures avant la pйripйtie prussienne.
Quelle quantitй de faute y a-t-il de la part de Napolйon dans la perte de cette bataille? le naufrage est-il imputable au pilote?
Le dйclin physique йvident de Napolйon se compliquait-il а cette йpoque d'une certaine diminution intйrieure? les vingt ans de guerre avaient-ils usй la lame comme le fourreau, l'вme comme le corps? le vйtйran se faisait-il fвcheusement sentir dans le capitaine? en un mot, ce gйnie, comme beaucoup d'historiens considйrables l'ont cru, s'йclipsait-il? entrait-il en frйnйsie pour se dйguiser а lui-mкme son affaiblissement? commenзait-il а osciller sous l'йgarement d'un souffle d'aventure? devenait-il, chose grave dans un gйnйral, inconscient du pйril? dans cette classe de grands hommes matйriels qu'on peut appeler les gйants de l'action, y a-t-il un вge pour la myopie du gйnie? La vieillesse n'a pas de prise sur les gйnies de l'idйal; pour les Dantes et les Michel-Anges, vieillir, c'est croоtre; pour les Annibals et les Bonapartes, est-ce dйcroоtre? Napolйon avait-il perdu le sens direct de la victoire? en йtait-il а ne plus reconnaоtre l'йcueil, а ne plus deviner le piиge, а ne plus discerner le bord croulant des abоmes? manquait-il du flair des catastrophes? lui qui jadis savait toutes les routes du triomphe et qui, du haut de son char d'йclairs, les indiquait d'un doigt souverain, avait-il maintenant cet ahurissement sinistre de mener aux prйcipices son tumultueux attelage de lйgions? йtait-il pris, а quarante-six ans, d'une folie suprкme? ce cocher titanique du destin n'йtait-il plus qu'un immense casse-cou?
Nous ne le pensons point.
Son plan de bataille йtait, de l'aveu de tous, un chef-d'њuvre. Aller droit au centre de la ligne alliйe, faire un trou dans l'ennemi, le couper en deux, pousser la moitiй britannique sur Hal et la moitiй prussienne sur Tongres, faire de Wellington et de Blьcher deux tronзons; enlever Mont-Saint-Jean, saisir Bruxelles, jeter l'Allemand dans le Rhin et l'Anglais dans la mer. Tout cela, pour Napolйon, йtait dans cette bataille. Ensuite on verrait.
Il va sans dire que nous ne prйtendons pas faire ici l'histoire de Waterloo; une des scиnes gйnйratrices du drame que nous racontons se rattache а cette bataille; mais cette histoire n'est pas notre sujet; cette histoire d'ailleurs est faite, et faite magistralement, а un point de vue par Napolйon, а l'autre point de vue par toute une plйiade d'historiens[6]. Quant а nous, nous laissons les historiens aux prises, nous ne sommes qu'un tйmoin а distance, un passant dans la plaine, un chercheur penchй sur cette terre pйtrie de chair humaine, prenant peut-кtre des apparences pour des rйalitйs; nous n'avons pas le droit de tenir tкte, au nom de la science, а un ensemble de faits oщ il y a sans doute du mirage, nous n'avons ni la pratique militaire ni la compйtence stratйgique qui autorisent un systиme; selon nous, un enchaоnement de hasards domine а Waterloo les deux capitaines; et quand il s'agit du destin, ce mystйrieux accusй, nous jugeons comme le peuple, ce juge naпf.
Chapitre IV
A
Ceux qui veulent se figurer nettement la bataille de Waterloo n'ont qu'а coucher sur le sol par la pensйe un A majuscule. Le jambage gauche de l'A est la route de Nivelles, le jambage droit est la route de Genappe, la corde de l'A est le chemin creux d'Ohain а Braine-l'Alleud. Le sommet de l'A est Mont-Saint-Jean, lа est Wellington; la pointe gauche infйrieure est Hougomont, lа est Reille avec Jйrфme Bonaparte; la pointe droite infйrieure est la Belle-Alliance, lа est Napolйon. Un peu au-dessous du point oщ la corde de l'A rencontre et coupe le jambage droit est la Haie-Sainte. Au milieu de cette corde est le point prйcis oщ s'est dit le mot final de la bataille. C'est lа qu'on a placй le lion, symbole involontaire du suprкme hйroпsme de la garde impйriale.
Le triangle compris au sommet de l'A, entre les deux jambages et la corde, est le plateau de Mont-Saint-Jean. La dispute de ce plateau fut toute la bataille.
Les ailes des deux armйes s'йtendent а droite et а gauche des deux routes de Genappe et de Nivelles; d'Erlon faisant face а Picton, Reille faisant face а Hill.
Derriиre la pointe de l'A, derriиre le plateau de Mont-Saint-Jean, est la forкt de Soignes.
Quant а la plaine en elle-mкme, qu'on se reprйsente un vaste terrain ondulant; chaque pli domine le pli suivant, et toutes les ondulations montent vers Mont-Saint-Jean, et y aboutissent а la forкt.
Deux troupes ennemies sur un champ de bataille sont deux lutteurs. C'est un bras-le-corps. L'une cherche а faire glisser l'autre. On se cramponne а tout; un buisson est un point d'appui; un angle de mur est un йpaulement; faute d'une bicoque oщ s'adosser, un rйgiment lвche pied; un ravalement de la plaine, un mouvement de terrain, un sentier transversal а propos, un bois, un ravin, peuvent arrкter le talon de ce colosse qu'on appelle une armйe et l'empкcher de reculer. Qui sort du champ est battu. De lа, pour le chef responsable, la nйcessitй d'examiner la moindre touffe d'arbres, et d'approfondir le moindre relief.
Les deux gйnйraux avaient attentivement йtudiй la plaine de Mont-Saint-Jean, dite aujourd'hui plaine de Waterloo. Dиs l'annйe prйcйdente, Wellington, avec une sagacitй prйvoyante, l'avait examinйe comme un en-cas de grande bataille. Sur ce terrain et pour ce duel, le 18 juin, Wellington avait le bon cфtй, Napolйon le mauvais. L'armйe anglaise йtait en haut, l'armйe franзaise en bas.
Esquisser ici l'aspect de Napolйon, а cheval, sa lunette а la main, sur la hauteur de Rossomme, а l'aube du 18 juin 1815, cela est presque de trop. Avant qu'on le montre, tout le monde l'a vu. Ce profil calme sous le petit chapeau de l'йcole de Brienne, cet uniforme vert, le revers blanc cachant la plaque, la redingote grise cachant les йpaulettes, l'angle du cordon rouge sous le gilet, la culotte de peau, le cheval blanc avec sa housse de velours pourpre ayant aux coins des N couronnйes et des aigles, les bottes а l'йcuyиre sur des bas de soie, les йperons d'argent, l'йpйe de Marengo, toute cette figure du dernier cйsar est debout dans les imaginations, acclamйe des uns, sйvиrement regardйe par les autres.
Cette figure a йtй longtemps toute dans la lumiиre; cela tenait а un certain obscurcissement lйgendaire que la plupart des hйros dйgagent et qui voile toujours plus ou moins longtemps la vйritй; mais aujourd'hui l'histoire et le jour se font.
Cette clartй, l'histoire, est impitoyable; elle a cela d'йtrange et de divin que, toute lumiиre qu'elle est, et prйcisйment parce qu'elle est lumiиre, elle met souvent de l'ombre lа oщ l'on voyait des rayons; du mкme homme elle fait deux fantфmes diffйrents, et l'un attaque l'autre, et en fait justice, et les tйnиbres du despote luttent avec l'йblouissement du capitaine. De lа une mesure plus vraie dans l'apprйciation dйfinitive des peuples. Babylone violйe diminue Alexandre; Rome enchaоnйe diminue Cйsar; Jйrusalem tuйe diminue Titus. La tyrannie suit le tyran. C'est un malheur pour un homme de laisser derriиre lui de la nuit qui a sa forme.
Chapitre V
Le quid obscurum[7] des batailles
Tout le monde connaоt la premiиre phase de cette bataille; dйbut trouble, incertain, hйsitant, menaзant pour les deux armйes, mais pour les Anglais plus encore que pour les Franзais.
Il avait plu[8] toute la nuit; la terre йtait dйfoncйe par l’averse; l’eau s’йtait за et lа amassйe dans les creux de la plaine comme dans des cuvettes; sur de certains points les йquipages du train en avaient jusqu’а l’essieu; les sous-ventriиres des attelages dйgouttaient de boue liquide; si les blйs et les seigles couchйs par cette cohue de charrois en masse n’eussent comblй les orniиres et fait litiиre sous les roues, tout mouvement, particuliиrement dans les vallons du cфtй de Papelotte, eыt йtй impossible.