– Merci, madame, dit Cosette.
Et pendant que sa bouche remerciait la Thйnardier, toute sa petite вme remerciait le voyageur.
Le Thйnardier s'йtait remis а boire. Sa femme lui dit а l'oreille:
– Qu'est-ce que зa peut кtre que cet homme jaune?
– J'ai vu, rйpondit souverainement Thйnardier, des millionnaires qui avaient des redingotes comme cela.
Cosette avait laissй lа son tricot, mais elle n'йtait pas sortie de sa place. Cosette bougeait toujours le moins possible. Elle avait pris dans une boоte derriиre elle quelques vieux chiffons et son petit sabre de plomb.
Йponine et Azelma ne faisaient aucune attention а ce qui se passait. Elles venaient d'exйcuter une opйration fort importante; elles s'йtaient emparйes du chat. Elles avaient jetй la poupйe а terre, et Йponine, qui йtait l'aоnйe, emmaillotait le petit chat, malgrй ses miaulements et ses contorsions, avec une foule de nippes et de guenilles rouges et bleues. Tout en faisant ce grave et difficile travail, elle disait а sa sњur dans ce doux et adorable langage des enfants dont la grвce, pareille а la splendeur de l'aile des papillons, s'en va quand on veut la fixer:
– Vois-tu, ma sњur, cette poupйe-lа est plus amusante que l'autre. Elle remue, elle crie, elle est chaude. Vois-tu, ma sњur, jouons avec. Ce serait ma petite fille. Je serais une dame. Je viendrais te voir et tu la regarderais. Peu а peu tu verrais ses moustaches, et cela t'йtonnerait. Et puis tu verrais ses oreilles, et puis tu verrais sa queue, et cela t'йtonnerait. Et tu me dirais: Ah! mon Dieu! et je te dirais: Oui, madame, c'est une petite fille que j'ai comme зa. Les petites filles sont comme зa а prйsent.
Azelma йcoutait Йponine avec admiration.
Cependant, les buveurs s'йtaient mis а chanter une chanson obscиne dont ils riaient а faire trembler le plafond. Le Thйnardier les encourageait et les accompagnait.
Comme les oiseaux font un nid avec tout, les enfants font une poupйe avec n'importe quoi. Pendant qu'Йponine et Azelma emmaillotaient le chat, Cosette de son cфtй avait emmaillotй le sabre. Cela fait, elle l'avait couchй sur ses bras, et elle chantait doucement pour l'endormir.
La poupйe est un des plus impйrieux besoins et en mкme temps un des plus charmants instincts de l'enfance fйminine. Soigner, vкtir, parer, habiller, dйshabiller, rhabiller, enseigner, un peu gronder, bercer, dorloter, endormir, se figurer que quelque chose est quelqu'un, tout l'avenir de la femme est lа. Tout en rкvant et tout en jasant, tout en faisant de petits trousseaux et de petites layettes, tout en cousant de petites robes, de petits corsages et de petites brassiиres, l'enfant devient jeune fille, la jeune fille devient grande fille, la grande fille devient femme. Le premier enfant continue la derniиre poupйe.
Une petite fille sans poupйe est а peu prиs aussi malheureuse et tout а fait aussi impossible qu'une femme sans enfant.
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Cosette s'йtait donc fait une poupйe avec le sabre.
La Thйnardier, elle, s'йtait rapprochйe de l' homme jaune.
– Mon mari a raison, pensait-elle, c'est peut-кtre monsieur Laffitte. Il y a des riches si farces!
Elle vint s'accouder а sa table.
– Monsieur… dit-elle.
А ce mot monsieur, l'homme se retourna. La Thйnardier ne l'avait encore appelй que brave homme ou bonhomme.
– Voyez-vous, monsieur, poursuivit-elle en prenant son air douceвtre qui йtait encore plus fвcheux а voir que son air fйroce, je veux bien que l'enfant joue, je ne m'y oppose pas, mais c'est bon pour une fois, parce que vous кtes gйnйreux. Voyez-vous, cela n'a rien. Il faut que cela travaille.
– Elle n'est donc pas а vous, cette enfant? demanda l'homme.
– Oh mon Dieu non, monsieur! c'est une petite pauvre que nous avons recueillie comme cela, par charitй. Une espиce d'enfant imbйcile. Elle doit avoir de l'eau dans la tкte. Elle a la tкte grosse, comme vous voyez. Nous faisons pour elle ce que nous pouvons, car nous ne sommes pas riches. Nous avons beau йcrire а son pays, voilа six mois qu'on ne nous rйpond plus. Il faut croire que sa mиre est morte.
– Ah! dit l'homme, et il retomba dans sa rкverie.
– C'йtait une pas grand'chose que cette mиre, ajouta la Thйnardier. Elle abandonnait son enfant.
Pendant toute cette conversation, Cosette, comme si un instinct l'eыt avertie qu'on parlait d'elle, n'avait pas quittй des yeux la Thйnardier. Elle йcoutait vaguement. Elle entendait за et lа quelques mots.
Cependant les buveurs, tous ivres aux trois quarts, rйpйtaient leur refrain immonde avec un redoublement de gaоtй. C'йtait une gaillardise de haut goыt oщ йtaient mкlйs la Vierge et l'enfant Jйsus. La Thйnardier йtait allйe prendre sa part des йclats de rire. Cosette, sous la table, regardait le feu qui se rйverbйrait dans son њil fixe; elle s'йtait remise а bercer l'espиce de maillot qu'elle avait fait, et, tout en le berзant, elle chantait а voix basse: «Ma mиre est morte! ma mиre est morte! ma mиre est morte! »
Sur de nouvelles insistances de l'hфtesse, l'homme jaune, «le millionnaire », consentit enfin а souper.
– Que veut monsieur?
– Du pain et du fromage, dit l'homme.
– Dйcidйment c'est un gueux, pensa la Thйnardier.
Les ivrognes chantaient toujours leur chanson, et l'enfant, sous la table, chantait aussi la sienne.
Tout а coup Cosette s'interrompit. Elle venait de se retourner et d'apercevoir la poupйe des petites Thйnardier qu'elles avaient quittйe pour le chat et laissйe а terre а quelques pas de la table de cuisine.
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Alors elle laissa tomber le sabre emmaillotй qui ne lui suffisait qu'а demi, puis elle promena lentement ses yeux autour de la salle. La Thйnardier parlait bas а son mari, et comptait de la monnaie, Ponine et Zelma jouaient avec le chat, les voyageurs mangeaient, ou buvaient, ou chantaient, aucun regard n'йtait fixй sur elle. Elle n'avait pas un moment а perdre. Elle sortit de dessous la table en rampant sur ses genoux et sur ses mains, s'assura encore une fois qu'on ne la guettait pas, puis se glissa vivement jusqu'а la poupйe, et la saisit. Un instant aprиs elle йtait а sa place, assise, immobile, tournйe seulement de maniиre а faire de l'ombre sur la poupйe qu'elle tenait dans ses bras. Ce bonheur de jouer avec une poupйe йtait tellement rare pour elle qu'il avait toute la violence d'une voluptй.
Personne ne l'avait vue, exceptй le voyageur, qui mangeait lentement son maigre souper.
Cette joie dura prиs d'un quart d'heure.
Mais, quelque prйcaution que prit Cosette, elle ne s'apercevait pas qu'un des pieds de la poupйe – passait, – et que le feu de la cheminйe l'йclairait trиs vivement. Ce pied rose et lumineux qui sortait de l'ombre frappa subitement le regard d'Azelma qui dit а Йponine: – Tiens! ma sњur!
Les deux petites filles s'arrкtиrent, stupйfaites. Cosette avait osй prendre la poupйe!
Йponine se leva, et, sans lвcher le chat, alla vers sa mиre et se mit а la tirer par sa jupe.
– Mais laisse-moi donc! dit la mиre. Qu'est-ce que tu me veux?
– Mиre, dit l'enfant, regarde donc!
Et elle dйsignait du doigt Cosette.
Cosette, elle, tout entiиre aux extases de la possession, ne voyait et n'entendait plus rien.
Le visage de la Thйnardier prit cette expression particuliиre qui se compose du terrible mкlй aux riens de la vie et qui a fait nommer ces sortes de femmes: mйgиres.
Cette fois, l'orgueil blessй exaspйrait encore sa colиre. Cosette avait franchi tous les intervalles, Cosette avait attentй а la poupйe de «ces demoiselles ».
Une czarine qui verrait un moujik essayer le grand cordon bleu de son impйrial fils n'aurait pas une autre figure.
Elle cria d'une voix que l'indignation enrouait.
– Cosette!
Cosette tressaillit comme si la terre eыt tremblй sous elle. Elle se retourna.
– Cosette, rйpйta la Thйnardier.
Cosette prit la poupйe et la posa doucement а terre avec une sorte de vйnйration mкlйe de dйsespoir. Alors, sans la quitter des yeux, elle joignit les mains, et, ce qui est effrayant а dire dans un enfant de cet вge, elle se les tordit; puis, ce que n'avait pu lui arracher aucune des йmotions de la journйe, ni la course dans le bois, ni la pesanteur du seau d'eau, ni la perte de l'argent, ni la vue du martinet, ni mкme la sombre parole qu'elle avait entendu dire а la Thйnardier, – elle pleura. Elle йclata en sanglots.
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Cependant le voyageur s'йtait levй.
– Qu'est-ce donc? dit-il а la Thйnardier.
– Vous ne voyez pas? dit la Thйnardier en montrant du doigt le corps du dйlit qui gisait aux pieds de Cosette.
– Hй bien, quoi? reprit l'homme.
– Cette gueuse, rйpondit la Thйnardier, s'est permis de toucher а la poupйe des enfants!
– Tout ce bruit pour cela! dit l'homme. Eh bien, quand elle jouerait avec cette poupйe?
– Elle y a touchй avec ses mains sales! poursuivit la Thйnardier, avec ses affreuses mains!
Ici Cosette redoubla ses sanglots.
– Te tairas-tu? cria la Thйnardier.
L'homme alla droit а la porte de la rue, l'ouvrit et sortit.
Dиs qu'il fut sorti, la Thйnardier profita de son absence pour allonger sous la table а Cosette un grand coup de pied qui fit jeter а l'enfant les hauts cris.
La porte se rouvrit, l'homme reparut, il portait dans ses deux mains la poupйe fabuleuse dont nous avons parlй, et que tous les marmots du village contemplaient depuis le matin, et il la posa debout devant Cosette en disant:
– Tiens, c'est pour toi.
Il faut croire que, depuis plus d'une heure qu'il йtait lа, au milieu de sa rкverie, il avait confusйment remarquй cette boutique de bimbeloterie йclairйe de lampions et de chandelles si splendidement qu'on l'apercevait а travers la vitre du cabaret comme une illumination.
Cosette leva les yeux, elle avait vu venir l'homme а elle avec cette poupйe comme elle eыt vu venir le soleil, elle entendit ces paroles inouпes: c'est pour toi, elle le regarda, elle regarda la poupйe, puis elle recula lentement, et s'alla cacher tout au fond sous la table dans le coin du mur.
Elle ne pleurait plus, elle ne criait plus, elle avait l'air de ne plus oser respirer.
La Thйnardier, Йponine, Azelma йtaient autant de statues. Les buveurs eux-mкmes s'йtaient arrкtйs. Il s'йtait fait un silence solennel dans tout le cabaret.
La Thйnardier, pйtrifiйe et muette, recommenзait ses conjectures: – Qu'est-ce que c'est que ce vieux? est-ce un pauvre? est-ce un millionnaire? C'est peut-кtre les deux, c'est-а-dire un voleur.
La face du mari Thйnardier offrit cette ride expressive qui accentue la figure humaine chaque fois que l'instinct dominant y apparent avec toute sa puissance bestiale. Le gargotier considйrait tour а tour la poupйe et le voyageur; il semblait flairer cet homme comme il eыt flairй un sac d'argent. Cela ne dura que le temps d'un йclair. Il s'approcha de sa femme et lui dit bas:
– Cette machine coыte au moins trente francs. Pas de bкtises. А plat ventre devant l'homme.
Les natures grossiиres ont cela de commun avec les natures naпves qu'elles n'ont pas de transitions.
– Eh bien, Cosette, dit la Thйnardier d'une voix qui voulait кtre douce et qui йtait toute composйe de ce miel aigre des mйchantes femmes, est-ce que tu ne prends pas ta poupйe?
Cosette se hasarda а sortir de son trou.
– Ma petite Cosette, reprit la Thйnardier d'un air caressant, monsieur te donne une poupйe. Prends-la. Elle est а toi.
Cosette considйrait la poupйe merveilleuse avec une sorte de terreur. Son visage йtait encore inondй de larmes, mais ses yeux commenзaient а s'emplir, comme le ciel au crйpuscule du matin, des rayonnements йtranges de la joie. Ce qu'elle йprouvait en ce moment-lа йtait un peu pareil а ce qu'elle eыt ressenti si on lui eыt dit brusquement: Petite, vous кtes la reine de France.
Il lui semblait que si elle touchait а cette poupйe, le tonnerre en sortirait.
Ce qui йtait vrai jusqu'а un certain point, car elle se disait que la Thйnardier gronderait, et la battrait.
Pourtant l'attraction l'emporta. Elle finit par s'approcher, et murmura timidement en se tournant vers la Thйnardier:
– Est-ce que je peux, madame?
Aucune expression ne saurait rendre cet air а la fois dйsespйrй, йpouvantй et ravi.
– Pardi! fit la Thйnardier, c'est а toi. Puisque monsieur te la donne.
– Vrai, monsieur? reprit Cosette, est-ce que c'est vrai? c'est а moi, la dame?
L'йtranger paraissait avoir les yeux pleins de larmes. Il semblait кtre а ce point d'йmotion oщ l'on ne parle pas pour ne pas pleurer. Il fit un signe de tкte а Cosette, et mit la main de «la dame » dans sa petite main.
Cosette retira vivement sa main, comme si celle de la dame la brыlait, et se mit а regarder le pavй. Nous sommes forcй d'ajouter qu'en cet instant-lа elle tirait la langue d'une faзon dйmesurйe. Tout а coup elle se retourna et saisit la poupйe avec emportement.
– Je l'appellerai Catherine[67], dit-elle.
Ce fut un moment bizarre que celui oщ les haillons de Cosette rencontrиrent et йtreignirent les rubans et les fraоches mousselines roses de la poupйe.
– Madame, reprit-elle, est-ce que je peux la mettre sur une chaise?
– Oui, mon enfant, rйpondit la Thйnardier.
Maintenant c'йtaient Йponine et Azelma qui regardaient Cosette avec envie.
Cosette posa Catherine sur une chaise, puis s'assit а terre devant elle, et demeura immobile, sans dire un mot dans l'attitude de la contemplation.
– Joue donc, Cosette, dit l'йtranger.
– Oh! je joue, rйpondit l'enfant.
Cet йtranger, cet inconnu qui avait l'air d'une visite que la providence faisait а Cosette, йtait en ce moment-lа ce que la Thйnardier haпssait le plus au monde. Pourtant il fallait se contraindre. C'йtait plus d'йmotions qu'elle n'en pouvait supporter, si habituйe qu'elle fыt а la dissimulation par la copie qu'elle tвchait de faire de son mari dans toutes ses actions. Elle se hвta d'envoyer ses filles coucher, puis elle demanda а l'homme jaune la permission d'y envoyer aussi Cosette, qui a bien fatiguй aujourd'hui, ajouta-t-elle d'un air maternel. Cosette s'alla coucher emportant Catherine entre ses bras.
La Thйnardier allait de temps en temps а l'autre bout de la salle oщ йtait son homme, pour se soulager l'вme, disait-elle. Elle йchangeait avec son mari quelques paroles d'autant plus furieuses qu'elle n'osait les dire haut:
– Vieille bкte! qu'est-ce qu'il a donc dans le ventre? Venir nous dйranger ici! vouloir que ce petit monstre joue! lui donner des poupйes! donner des poupйes de quarante francs а une chienne que je donnerais moi pour quarante sous! Encore un peu il lui dirait votre majestй comme а la duchesse de Berry! Y a-t-il du bon sens? il est donc enragй, ce vieux mystйrieux-lа?
– Pourquoi? C'est tout simple, rйpliquait le Thйnardier. Si зa l'amuse! Toi, зa t'amuse que la petite travaille, lui, зa l'amuse qu'elle joue. Il est dans son droit. Un voyageur, зa fait ce que зa veut quand зa paye. Si ce vieux est un philanthrope, qu'est-ce que зa te fait? Si c'est un imbйcile, зa ne te regarde pas. De quoi te mкles-tu, puisqu'il a de l'argent?
Langage de maоtre et raisonnement d'aubergiste qui n'admettaient ni l'un ni l'autre la rйplique.
L'homme s'йtait accoudй sur la table et avait repris son attitude de rкverie. Tous les autres voyageurs, marchands et rouliers, s'йtaient un peu йloignйs et ne chantaient plus. Ils le considйraient а distance avec une sorte de crainte respectueuse. Ce particulier si pauvrement vкtu, qui tirait de sa poche les roues de derriиre avec tant d'aisance et qui prodiguait des poupйes gigantesques а de petites souillons en sabots, йtait certainement un bonhomme magnifique et redoutable.
Plusieurs heures s'йcoulиrent. La messe de minuit йtait dite, le rйveillon йtait fini, les buveurs s'en йtaient allйs, le cabaret йtait fermй, la salle basse йtait dйserte, le feu s'йtait йteint, l'йtranger йtait toujours а la mкme place et dans la mкme posture. De temps en temps il changeait le coude sur lequel il s'appuyait. Voilа tout. Mais il n'avait pas dit un mot depuis que Cosette n'йtait plus lа.
Les Thйnardier seuls, par convenance et par curiositй, йtaient restйs dans la salle. – Est-ce qu'il va passer la nuit comme зa? grommelait la Thйnardier. Comme deux heures du matin sonnaient, elle se dйclara vaincue et dit а son mari: – Je vais me coucher. Fais-en ce que tu voudras. – Le mari s'assit а une table dans un coin, alluma une chandelle et se mit а lire le Courrier franзais[68].
Une bonne heure se passa ainsi. Le digne aubergiste avait lu au moins trois fois le Courrier franзais, depuis la date du numйro jusqu'au nom de l'imprimeur. L'йtranger ne bougeait pas.
Le Thйnardier remua, toussa, cracha, se moucha, fit craquer sa chaise. Aucun mouvement de l'homme. – Est-ce qu'il dort? pensa Thйnardier. – L'homme ne dormait pas, mais rien ne pouvait l'йveiller.
Enfin Thйnardier фta son bonnet, s'approcha doucement, et s'aventura а dire:
– Est-ce que monsieur ne va pas reposer?
Ne va pas se coucher lui eыt semblй excessif et familier. Reposer sentait le luxe et йtait du respect. Ces mots-lа ont la propriйtй mystйrieuse et admirable de gonfler le lendemain matin le chiffre de la carte а payer. Une chambre oщ l'on couche coыte vingt sous; une chambre oщ l'on repose coыte vingt francs.
– Tiens! dit l'йtranger, vous avez raison. Oщ est votre йcurie?
– Monsieur, fit le Thйnardier avec un sourire, je vais conduire monsieur.
Il prit la chandelle, l'homme prit son paquet et son bвton, et Thйnardier le mena dans une chambre au premier qui йtait d'une rare splendeur, toute meublйe en acajou avec un lit-bateau et des rideaux de calicot rouge.
– Qu'est-ce que c'est que cela? dit le voyageur.
– C'est notre propre chambre de noce, dit l'aubergiste. Nous en habitons une autre, mon йpouse et moi. On n'entre ici que trois ou quatre fois dans l'annйe.
– J'aurais autant aimй l'йcurie, dit l'homme brusquement.
Le Thйnardier n'eut pas l'air d'entendre cette rйflexion peu obligeante.
Il alluma deux bougies de cire toutes neuves qui figuraient sur la cheminйe. Un assez bon feu flambait dans l'вtre.
Il y avait sur cette cheminйe, sous un bocal, une coiffure de femme en fils d'argent et en fleurs d'oranger.
– Et ceci, qu'est-ce que c'est? reprit l'йtranger.
– Monsieur, dit le Thйnardier, c'est le chapeau de mariйe de ma femme.
Le voyageur regarda l'objet d'un regard qui semblait dire: il y a donc eu un moment oщ ce monstre a йtй une vierge!
Du reste le Thйnardier mentait. Quand il avait pris а bail cette bicoque pour en faire une gargote, il avait trouvй cette chambre ainsi garnie, et avait achetй ces meubles et brocantй ces fleurs d'oranger, jugeant que cela ferait une ombre gracieuse sur «son йpouse », et qu'il en rйsulterait pour sa maison ce que les Anglais appellent de la respectabilitй.
Quand le voyageur se retourna, l'hфte avait disparu. Le Thйnardier s'йtait йclipsй discrиtement, sans oser dire bonsoir, ne voulant pas traiter avec une cordialitй irrespectueuse un homme qu'il se proposait d'йcorcher royalement le lendemain matin.
L'aubergiste se retira dans sa chambre. Sa femme йtait couchйe, mais elle ne dormait pas. Quand elle entendit le pas de son mari, elle se tourna et lui dit:
– Tu sais que je flanque demain Cosette а la porte.
Le Thйnardier rйpondit froidement:
– Comme tu y vas!
Ils n'йchangиrent pas d'autres paroles, et quelques minutes aprиs leur chandelle йtait йteinte.
De son cфtй le voyageur avait dйposй dans un coin son bвton et son paquet. L'hфte parti, il s'assit sur un fauteuil et resta quelque temps pensif. Puis il фta ses souliers, prit une des deux bougies, souffla l'autre, poussa la porte et sortit de la chambre, regardant autour de lui comme quelqu'un qui cherche. Il traversa un corridor et parvint а l'escalier. Lа il entendit un petit bruit trиs doux qui ressemblait а une respiration d'enfant. Il se laissa conduire par ce bruit et arriva а une espиce d'enfoncement triangulaire pratiquй sous l'escalier ou pour mieux dire formй par l'escalier mкme. Cet enfoncement n'йtait autre chose que le dessous des marches. Lа, parmi toutes sortes de vieux paniers et de vieux tessons, dans la poussiиre et dans les toiles d'araignйes, il y avait un lit; si l'on peut appeler lit une paillasse trouйe jusqu'а montrer la paille et une couverture trouйe jusqu'а laisser voir la paillasse. Point de draps. Cela йtait posй а terre sur le carreau. Dans ce lit Cosette dormait.
L'homme s'approcha, et la considйra.
Cosette dormait profondйment. Elle йtait toute habillйe. L'hiver elle ne se dйshabillait pas pour avoir moins froid.
Elle tenait serrйe contre elle la poupйe dont les grands yeux ouverts brillaient dans l'obscuritй. De temps en temps elle poussait un grand soupir comme si elle allait se rйveiller, et elle йtreignait la poupйe dans ses bras presque convulsivement. Il n'y avait а cфtй de son lit qu'un de ses sabots.
Une porte ouverte prиs du galetas de Cosette laissait voir une assez grande chambre sombre. L'йtranger y pйnйtra. Au fond, а travers une porte vitrйe, on apercevait deux petits lits jumeaux trиs blancs. C'йtaient ceux d'Azelma et d'Йponine. Derriиre ces lits disparaissait а demi un berceau d'osier sans rideaux oщ dormait le petit garзon qui avait criй toute la soirйe.
L'йtranger conjectura que cette chambre communiquait avec celle des йpoux Thйnardier. Il allait se retirer quand son regard rencontra la cheminйe; une de ces vastes cheminйes d'auberge oщ il y a toujours un si petit feu, quand il y a du feu, et qui sont si froides а voir. Dans celle-lа il n'y avait pas de feu, il n'y avait pas mкme de cendre; ce qui y йtait attira pourtant l'attention du voyageur. C'йtaient deux petits souliers d'enfant de forme coquette et de grandeur inйgale; le voyageur se rappela la gracieuse et immйmoriale coutume des enfants qui dйposent leur chaussure dans la cheminйe le jour de Noлl pour y attendre dans les tйnиbres quelque йtincelant cadeau de leur bonne fйe. Йponine et Azelma n'avaient eu garde d'y manquer, et elles avaient mis chacune un de leurs souliers dans la cheminйe.
Le voyageur se pencha.
La fйe, c'est-а-dire la mиre, avait dйjа fait sa visite, et l'on voyait reluire dans chaque soulier une belle piиce de dix sous toute neuve.
L'homme se relevait et allait s'en aller lorsqu'il aperзut au fond, а l'йcart, dans le coin le plus obscur de l'вtre, un autre objet. Il regarda, et reconnut un sabot, un affreux sabot du bois le plus grossier, а demi brisй, et tout couvert de cendre et de boue dessйchйe. C'йtait le sabot de Cosette. Cosette, avec cette touchante confiance des enfants qui peut кtre trompйe toujours sans se dйcourager jamais, avait mis, elle aussi, son sabot dans la cheminйe.
C'est une chose sublime et douce que l'espйrance dans un enfant qui n'a jamais connu que le dйsespoir.
Il n'y avait rien dans ce sabot.
L'йtranger fouilla dans son gilet, se courba, et mit dans le sabot de Cosette un louis d'or[69].
Puis il regagna sa chambre а pas de loup.
Chapitre IX
Thйnardier а la manoeuvre
Le lendemain matin, deux heures au moins avant le jour, le mari Thйnardier, attablй prиs d'une chandelle dans la salle basse du cabaret, une plume а la main, composait la carte du voyageur а la redingote jaune.
La femme debout, а demi courbйe sur lui, le suivait des yeux. Ils n'йchangeaient pas une parole. C'йtait, d'un cфtй, une mйditation profonde, de l'autre, cette admiration religieuse avec laquelle on regarde naоtre et s'йpanouir une merveille de l'esprit humain. On entendait un bruit dans la maison; c'йtait l'Alouette qui balayait l'escalier.
Aprиs un bon quart d'heure et quelques ratures, le Thйnardier produisit ce chef-d'њuvre.
Note du Monsieur du No 1.
Souper ………… Fr. 3
Chambre ………… Fr. 10
Bougie ………… Fr. 5
Feu ………… Fr. 4
Service ………… Fr. 1
Total ………… Fr. 23
Service йtait йcrit servisse.
– Vingt-trois francs! s'йcria la femme avec un enthousiasme mкlй de quelque hйsitation.
Comme tous les grands artistes, le Thйnardier n'йtait pas content.
– Peuh! fit-il.
C'йtait l'accent de Castlereagh rйdigeant au congrиs de Vienne la carte а payer de la France.
– Monsieur Thйnardier, tu as raison, il doit bien cela, murmura la femme qui songeait а la poupйe donnйe а Cosette en prйsence de ses filles, c'est juste, mais c'est trop. Il ne voudra pas payer.
Le Thйnardier fit son rire froid, et dit:
– Il payera.
Ce rire йtait la signification suprкme de la certitude et de l'autoritй. Ce qui йtait dit ainsi devait кtre. La femme n'insista point. Elle se mit а ranger les tables; le mari marchait de long en large dans la salle. Un moment aprиs il ajouta:
– Je dois bien quinze cents francs, moi!
Il alla s'asseoir au coin de la cheminйe, mйditant, les pieds sur les cendres chaudes.
– Ah за! reprit la femme, tu n'oublies pas que je flanque Cosette а la porte aujourd'hui? Ce monstre! elle me mange le cњur avec sa poupйe! J'aimerais mieux йpouser Louis XVIII que de la garder un jour de plus а la maison.
Le Thйnardier alluma sa pipe et rйpondit entre deux bouffйes.
– Tu remettras la carte а l'homme.
Puis il sortit.
Il йtait а peine hors de la salle que le voyageur y entra.
Le Thйnardier reparut sur-le-champ derriиre lui et demeura immobile dans la porte entre-bвillйe, visible seulement pour sa femme.
L'homme jaune portait а la main son bвton et son paquet.
– Levй si tфt! dit la Thйnardier, est-ce que monsieur nous quitte dйjа?
Tout en parlant ainsi, elle tournait d'un air embarrassй la carte dans ses mains et y faisait des plis avec ses ongles. Son visage dur offrait une nuance qui ne lui йtait pas habituelle, la timiditй et le scrupule.
Prйsenter une pareille note а un homme qui avait si parfaitement l'air d'«un pauvre », cela lui paraissait malaisй.
Le voyageur semblait prйoccupй et distrait. Il rйpondit:
– Oui, madame. Je m'en vais.
– Monsieur, reprit-elle, n'avait donc pas d'affaires а Montfermeil?
– Non. Je passe par ici. Voilа tout. Madame, ajouta-t-il, qu'est-ce que je dois?
La Thйnardier, sans rйpondre, lui tendit la carte pliйe.
L'homme dйplia le papier, le regarda, mais son attention йtait visiblement ailleurs.
– Madame, reprit-il, faites-vous de bonnes affaires dans ce Montfermeil?
– Comme cela, monsieur, rйpondit la Thйnardier stupйfaite de ne point voir d'autre explosion.