Il y a peu de passants sur ce boulevard, surtout l'hiver. Cet homme, sans affectation pourtant, paraissait les йviter plutфt que les chercher.
А cette йpoque le roi Louis XVIII allait presque tous les jours а Choisy-le-Roi. C'йtait une de ses promenades favorites. Vers deux heures, presque invariablement, on voyait la voiture et la cavalcade royale passer ventre а terre sur le boulevard de l'Hфpital.
Cela tenait lieu de montre et d'horloge aux pauvresses du quartier qui disaient: – Il est deux heures, le voilа qui s'en retourne aux Tuileries.
Et les uns accouraient, et les autres se rangeaient; car un roi qui passe, c'est toujours un tumulte. Du reste l'apparition et la disparition de Louis XVIII faisaient un certain effet dans les rues de Paris. Cela йtait rapide, mais majestueux. Ce roi impotent avait le goыt du grand galop; ne pouvant marcher, il voulait courir; ce cul-de-jatte se fыt fait volontiers traоner par l'йclair. Il passait, pacifique et sйvиre, au milieu des sabres nus. Sa berline massive, toute dorйe, avec de grosses branches de lys peintes sur les panneaux, roulait bruyamment. А peine avait-on le temps d'y jeter un coup d'њil. On voyait dans l'angle du fond а droite, sur des coussins capitonnйs de satin blanc, une face large, ferme et vermeille, un front frais poudrй а l'oiseau royal, un њil fier, dur et fin, un sourire de lettrй, deux grosses йpaulettes а torsades flottantes sur un habit bourgeois, la Toison d'or, la croix de Saint-Louis, la croix de la Lйgion d'honneur, la plaque d'argent du Saint-Esprit, un gros ventre et un large cordon bleu; c'йtait le roi. Hors de Paris, il tenait son chapeau а plumes blanches sur ses genoux emmaillotйs de hautes guкtres anglaises; quand il rentrait dans la ville, il mettait son chapeau sur sa tкte, saluant peu. Il regardait froidement le peuple, qui le lui rendait. Quand il parut pour la premiиre fois dans le quartier Saint-Marceau, tout son succиs fut ce mot d'un faubourien а son camarade: «C'est ce gros-lа qui est le gouvernement[63]. »
Cet infaillible passage du roi а la mкme heure йtait donc l'йvйnement quotidien du boulevard de l'Hфpital.
Le promeneur а la redingote jaune n'йtait йvidemment pas du quartier, et probablement pas de Paris, car il ignorait ce dйtail. Lorsqu'а deux heures la voiture royale, entourйe d'un escadron de gardes du corps galonnйs d'argent, dйboucha sur le boulevard, aprиs avoir tournй la Salpкtriиre, il parut surpris et presque effrayй. Il n'y avait que lui dans la contre-allйe, il se rangea vivement derriиre un angle de mur d'enceinte, ce qui n'empкcha pas Mr le duc d'Havrй de l'apercevoir. Mr le duc d'Havrй, comme capitaine des gardes de service ce jour-lа, йtait assis dans la voiture vis-а-vis du roi. Il dit а Sa Majestй: «Voilа un homme d'assez mauvaise mine[64]. » Des gens de police, qui йclairaient le passage du roi, le remarquиrent йgalement, et l'un d'eux reзut l'ordre de le suivre. Mais l'homme s'enfonзa dans les petites rues solitaires du faubourg, et comme le jour commenзait а baisser, l'agent perdit sa trace, ainsi que cela est constatй par un rapport adressй le soir mкme а Mr le comte Anglиs, ministre d'Йtat, prйfet de police.
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Quand l'homme а la redingote jaune eut dйpistй l'agent, il doubla le pas, non sans s'кtre retournй bien des fois pour s'assurer qu'il n'йtait pas suivi. А quatre heures un quart, c'est-а-dire а la nuit close, il passait devant le thйвtre de la Porte-Saint-Martin oщ l'on donnait ce jour-lа les D eux Forзats[65]. Cette affiche, йclairйe par les rйverbиres du thйвtre, le frappa, car, quoiqu'il marchвt vite, il s'arrкta pour la lire. Un instant aprиs, il йtait dans le cul-de-sac de la Planchette, et il entrait au Plat d'йtain, oщ йtait alors le bureau de la voiture de Lagny. Cette voiture partait а quatre heures et demie. Les chevaux йtaient attelйs, et les voyageurs, appelйs par le cocher, escaladaient en hвte le haut escalier de fer du coucou.
L'homme demanda:
– Avez-vous une place?
– Une seule, а cфtй de moi, sur le siиge, dit le cocher.
– Je la prends.
– Montez.
Cependant, avant de partir, le cocher jeta un coup d'њil sur le costume mйdiocre du voyageur, sur la petitesse de son paquet, et se fit payer.
– Allez-vous jusqu'а Lagny? demanda le cocher.
– Oui, dit l'homme.
Le voyageur paya jusqu'а Lagny.
On partit. Quand on eut passй la barriиre, le cocher essaya de nouer la conversation, mais le voyageur ne rйpondait que par monosyllabes. Le cocher prit le parti de siffler et de jurer aprиs ses chevaux.
Le cocher s'enveloppa dans son manteau. Il faisait froid. L'homme ne paraissait pas y songer. On traversa ainsi Gournay et Neuilly-sur-Marne.
Vers six heures du soir on йtait а Chelles. Le cocher s'arrкta pour laisser souffler ses chevaux, devant l'auberge а rouliers installйe dans les vieux bвtiments de l'abbaye royale.
– Je descends ici, dit l'homme.
Il prit son paquet et son bвton, et sauta а bas de la voiture.
Un instant aprиs, il avait disparu.
Il n'йtait pas entrй dans l'auberge.
Quand, au bout de quelques minutes, la voiture repartit pour Lagny, elle ne le rencontra pas dans la grande rue de Chelles.
Le cocher se tourna vers les voyageurs de l'intйrieur.
– Voilа, dit-il, un homme qui n'est pas d'ici, car je ne le connais pas. Il a l'air de n'avoir pas le sou; cependant il ne tient pas а l'argent; il paye pour Lagny, et il ne va que jusqu'а Chelles. Il est nuit, toutes les maisons sont fermйes, il n'entre pas а l'auberge, et on ne le retrouve plus. Il s'est donc enfoncй dans la terre.
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L'homme ne s'йtait pas enfoncй dans la terre, mais il avait arpentй en hвte dans l'obscuritй la grande rue de Chelles; puis il avait pris а gauche avant d'arriver а l'йglise le chemin vicinal qui mиne а Montfermeil, comme quelqu'un qui eыt connu le pays et qui y fыt dйjа venu.
Il suivit ce chemin rapidement. А l'endroit oщ il est coupй par l'ancienne route bordйe d'arbres qui va de Gagny а Lagny, il entendit venir des passants. Il se cacha prйcipitamment dans un fossй, et y attendit que les gens qui passaient se fussent йloignйs. La prйcaution йtait d'ailleurs presque superflue, car, comme nous l'avons dйjа dit, c'йtait une nuit de dйcembre trиs noire. On voyait а peine deux ou trois йtoiles au ciel.
C'est а ce point-lа que commence la montйe de la colline. L'homme ne rentra pas dans le chemin de Montfermeil; il prit а droite, а travers champs, et gagna а grands pas le bois.
Quand il fut dans le bois, il ralentit sa marche, et se mit а regarder soigneusement tous les arbres, avanзant pas а pas, comme s'il cherchait et suivait une route mystйrieuse connue de lui seul. Il y eut un moment oщ il parut se perdre et oщ il s'arrкta indйcis. Enfin il arriva, de tвtonnements en tвtonnements, а une clairiиre oщ il y avait un monceau de grosses pierres blanchвtres. Il se dirigea vivement vers ces pierres et les examina avec attention а travers la brume de la nuit, comme s'il les passait en revue. Un gros arbre, couvert de ces excroissances qui sont les verrues de la vйgйtation, йtait а quelques pas du tas de pierres. Il alla а cet arbre, et promena sa main sur l'йcorce du tronc, comme s'il cherchait а reconnaоtre et а compter toutes les verrues.
Vis-а-vis de cet arbre, qui йtait un frкne, il y avait un chвtaignier malade d'une dйcortication, auquel on avait mis pour pansement une bande de zinc clouйe. Il se haussa sur la pointe des pieds et toucha cette bande de zinc.
Puis il piйtina pendant quelque temps sur le sol dans l'espace compris entre l'arbre et les pierres, comme quelqu'un qui s'assure que la terre n'a pas йtй fraоchement remuйe.
Cela fait, il s'orienta et reprit sa marche а travers le bois.
C'йtait cet homme qui venait de rencontrer Cosette.
En cheminant par le taillis dans la direction de Montfermeil, il avait aperзu cette petite ombre qui se mouvait avec un gйmissement, qui dйposait un fardeau а terre, puis le reprenait, et se remettait а marcher. Il s'йtait approchй et avait reconnu que c'йtait un tout jeune enfant chargй d'un йnorme seau d'eau. Alors il йtait allй а l'enfant, et avait pris silencieusement l'anse du seau.
Chapitre VII
Cosette cфte а cфte dans l'ombre avec l'inconnu
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Cosette, nous l'avons dit, n'avait pas eu peur.
L'homme lui adressa la parole. Il parlait d'une voix grave et presque basse.
– Mon enfant, c'est bien lourd pour vous ce que vous portez lа.
Cosette leva la tкte et rйpondit:
– Oui, monsieur.
– Donnez, reprit l'homme. Je vais vous le porter.
Cosette lвcha le seau. L'homme se mit а cheminer prиs d'elle.
– C'est trиs lourd en effet, dit-il entre ses dents.
Puis il ajouta:
– Petite, quel вge as-tu?
– Huit ans, monsieur.
– Et viens-tu de loin comme cela?
– De la source qui est dans le bois.
– Et est-ce loin oщ tu vas?
– А un bon quart d'heure d'ici.
L'homme resta un moment sans parler, puis il dit brusquement:
– Tu n'as donc pas de mиre?
– Je ne sais pas, rйpondit l'enfant.
Avant que l'homme eыt eu le temps de reprendre la parole, elle ajouta:
– Je ne crois pas. Les autres en ont. Moi, je n'en ai pas.
Et aprиs un silence, elle reprit:
– Je crois que je n'en ai jamais eu.
L'homme s'arrкta, il posa le seau а terre, se pencha et mit ses deux mains sur les deux йpaules de l'enfant, faisant effort pour la regarder et voir son visage dans l'obscuritй.
La figure maigre et chйtive de Cosette se dessinait vaguement а la lueur livide du ciel.
– Comment t'appelles-tu? dit l'homme.
– Cosette.
L'homme eut comme une secousse йlectrique. Il la regarda encore, puis il фta ses mains de dessus les йpaules de Cosette, saisit le seau, et se remit а marcher.
Au bout d'un instant il demanda:
– Petite, oщ demeures-tu?
– А Montfermeil, si vous connaissez.
– C'est lа que nous allons?
– Oui, monsieur.
Il fit encore une pause, puis recommenзa:
– Qui est-ce donc qui t'a envoyйe а cette heure chercher de l'eau dans le bois?
– C'est madame Thйnardier.
L'homme repartit d'un son de voix qu'il voulait s'efforcer de rendre indiffйrent, mais oщ il y avait pourtant un tremblement singulier:
– Qu'est-ce qu'elle fait, ta madame Thйnardier?
– C'est ma bourgeoise, dit l'enfant. Elle tient l'auberge.
– L'auberge? dit l'homme. Eh bien, je vais aller y loger cette nuit. Conduis-moi.
– Nous y allons, dit l'enfant.
L'homme marchait assez vite. Cosette le suivait sans peine. Elle ne sentait plus la fatigue. De temps en temps, elle levait les yeux vers cet homme avec une sorte de tranquillitй et d'abandon inexprimables. Jamais on ne lui avait appris а se tourner vers la providence et а prier. Cependant elle sentait en elle quelque chose qui ressemblait а de l'espйrance et а de la joie et qui s'en allait vers le ciel.
Quelques minutes s'йcoulиrent. L'homme reprit:
– Est-ce qu'il n'y a pas de servante chez madame Thйnardier?
– Non, monsieur.
– Est-ce que tu es seule?
– Oui, monsieur.
Il y eut encore une interruption. Cosette йleva la voix:
– C'est-а-dire il y a deux petites filles.
– Quelles petites filles?
– Ponine et Zelma.
L'enfant simplifiait de la sorte les noms romanesques chers а la Thйnardier.
– Qu'est-ce que c'est que Ponine et Zelma?
– Ce sont les demoiselles de madame Thйnardier. Comme qui dirait ses filles.
– Et que font-elles, celles-lа?
– Oh! dit l'enfant, elles ont de belles poupйes, des choses oщ il y a de l'or, tout plein d'affaires. Elles jouent, elles s'amusent.
– Toute la journйe?
– Oui, monsieur.
– Et toi?
– Moi, je travaille.
– Toute la journйe?
L'enfant leva ses grands yeux oщ il y avait une larme qu'on ne voyait pas а cause de la nuit, et rйpondit doucement:
– Oui, monsieur.
Elle poursuivit aprиs un intervalle de silence:
– Des fois, quand j'ai fini l'ouvrage et qu'on veut bien, je m'amuse aussi.
– Comment t'amuses-tu?
– Comme je peux. On me laisse. Mais je n'ai pas beaucoup de joujoux. Ponine et Zelma ne veulent pas que je joue avec leurs poupйes. Je n'ai qu'un petit sabre en plomb, pas plus long que зa.
L'enfant montrait son petit doigt.
– Et qui ne coupe pas?
– Si, monsieur, dit l'enfant, зa coupe la salade et les tкtes de mouches.
Ils atteignirent le village; Cosette guida l'йtranger dans les rues. Ils passиrent devant la boulangerie; mais Cosette ne songea pas au pain qu'elle devait rapporter. L'homme avait cessй de lui faire des questions et gardait maintenant un silence morne. Quand ils eurent laissй l'йglise derriиre eux, l'homme, voyant toutes ces boutiques en plein vent, demanda а Cosette:
– C'est donc la foire ici?
– Non, monsieur, c'est Noлl.
Comme ils approchaient de l'auberge, Cosette lui toucha le bras timidement.
– Monsieur?
– Quoi, mon enfant?
– Nous voilа tout prиs de la maison.
– Eh bien?
– Voulez-vous me laisser reprendre le seau а prйsent?
– Pourquoi?
– C'est que, si madame voit qu'on me l'a portй, elle me battra.
L'homme lui remit le seau. Un instant aprиs, ils йtaient а la porte de la gargote.
Chapitre VIII
Dйsagrйment de recevoir chez soi un pauvre qui est peut-кtre un riche
Cosette ne put s'empкcher de jeter un regard de cфtй а la grande poupйe toujours йtalйe chez le bimbelotier, puis elle frappa. La porte s'ouvrit. La Thйnardier parut une chandelle а la main.
– Ah! c'est toi, petite gueuse! Dieu merci, tu y as mis le temps! elle se sera amusйe, la drфlesse!
– Madame, dit Cosette toute tremblante, voilа un monsieur qui vient loger.
La Thйnardier remplaзa bien vite sa mine bourrue par sa grimace aimable, changement а vue propre aux aubergistes, et chercha avidement des yeux le nouveau venu.
– C'est monsieur? dit-elle.
– Oui, madame, rйpondit l'homme en portant la main а son chapeau.
Les voyageurs riches ne sont pas si polis. Ce geste et l'inspection du costume et du bagage de l'йtranger que la Thйnardier passa en revue d'un coup d'њil firent йvanouir la grimace aimable et reparaоtre la mine bourrue. Elle reprit sиchement:
– Entrez, bonhomme.
Le «bonhomme » entra. La Thйnardier lui jeta un second coup d'њil, examina particuliиrement sa redingote qui йtait absolument rвpйe et son chapeau qui йtait un peu dйfoncй, et consulta d'un hochement de tкte, d'un froncement de nez et d'un clignement d'yeux, son mari, lequel buvait toujours avec les rouliers. Le mari rйpondit par cette imperceptible agitation de l'index qui, appuyйe du gonflement des lиvres, signifie en pareil cas: dйbine complиte. Sur ce, la Thйnardier s'йcria:
– Ah! за, brave homme, je suis bien fвchйe, mais c'est que je n'ai plus de place.
– Mettez-moi oщ vous voudrez, dit l'homme, au grenier, а l'йcurie. Je payerai comme si j'avais une chambre.
– Quarante sous.
– Quarante sous. Soit.
– А la bonne heure.
– Quarante sous! dit un routier bas а la Thйnardier, mais ce n'est que vingt sous.
– C'est quarante sous pour lui, rйpliqua la Thйnardier du mкme ton. Je ne loge pas des pauvres а moins.
– C'est vrai, ajouta le mari avec douceur, зa gвte une maison d'y avoir de ce monde-lа.
Cependant l'homme, aprиs avoir laissй sur un banc son paquet et son bвton, s'йtait assis а une table oщ Cosette s'йtait empressйe de poser une bouteille de vin et un verre. Le marchand qui avait demandй le seau d'eau йtait allй lui-mкme le porter а son cheval. Cosette avait repris sa place sous la table de cuisine et son tricot.
L'homme, qui avait а peine trempй ses lиvres dans le verre de vin qu'il s'йtait versй, considйrait l'enfant avec une attention йtrange.
Cosette йtait laide. Heureuse, elle eыt peut-кtre йtй jolie. Nous avons dйjа esquissй cette petite figure sombre. Cosette йtait maigre et blкme. Elle avait prиs de huit ans, on lui en eыt donnй а peine six. Ses grands yeux enfoncйs dans une sorte d'ombre profonde йtaient presque йteints а force d'avoir pleurй. Les coins de sa bouche avaient cette courbe de l'angoisse habituelle, qu'on observe chez les condamnйs et chez les malades dйsespйrйs. Ses mains йtaient, comme sa mиre l'avait devinй, «perdues d'engelures. » Le feu qui l'йclairait en ce moment faisait saillir les angles de ses os et rendait sa maigreur affreusement visible. Comme elle grelottait toujours, elle avait pris l'habitude de serrer ses deux genoux l'un contre l'autre. Tout son vкtement n'йtait qu'un haillon qui eыt fait pitiй l'йtй et qui faisait horreur l'hiver. Elle n'avait sur elle que de la toile trouйe; pas un chiffon de laine. On voyait sa peau за et lа, et l'on y distinguait partout des taches bleues ou noires qui indiquaient les endroits oщ la Thйnardier l'avait touchйe. Ses jambes nues йtaient rouges et grкles. Le creux de ses clavicules йtait а faire pleurer. Toute la personne de cette enfant, son allure, son attitude, le son de sa voix, ses intervalles entre un mot et l'autre, son regard, son silence, son moindre geste, exprimaient et traduisaient une seule idйe: la crainte.
La crainte йtait rйpandue sur elle; elle en йtait pour ainsi dire couverte; la crainte ramenait ses coudes contre ses hanches, retirait ses talons sous ses jupes, lui faisait tenir le moins de place possible, ne lui laissait de souffle que le nйcessaire, et йtait devenue ce qu'on pourrait appeler son habitude de corps, sans variation possible que d'augmenter. Il y avait au fond de sa prunelle un coin йtonnй oщ йtait la terreur.
Cette crainte йtait telle qu'en arrivant, toute mouillйe comme elle йtait, Cosette n'avait pas osй s'aller sйcher au feu et s'йtait remise silencieusement а son travail.
L'expression du regard de cette enfant de huit ans йtait habituellement si morne et parfois si tragique qu'il semblait, а de certains moments, qu'elle fыt en train de devenir une idiote ou un dйmon.
Jamais, nous l'avons dit, elle n'avait su ce que c'est que prier, jamais elle n'avait mis le pied dans une йglise.
«Est-ce que j'ai le temps? » disait la Thйnardier.
L'homme а la redingote jaune ne quittait pas Cosette des yeux.
Tout а coup la Thйnardier s'йcria:
– А propos! et ce pain?
Cosette, selon sa coutume toutes les fois que la Thйnardier йlevait la voix, sortit bien vite de dessous la table.
Elle avait complиtement oubliй ce pain. Elle eut recours а l'expйdient des enfants toujours effrayйs. Elle mentit.
– Madame, le boulanger йtait fermй.
– Il fallait cogner.
– J'ai cognй, madame.
– Eh bien?
– Il n'a pas ouvert.
– Je saurai demain si c'est vrai, dit la Thйnardier, et si tu mens, tu auras une fiиre danse. En attendant, rends-moi la piиce-quinze-sous.
Cosette plongea sa main dans la poche de son tablier, et devint verte. La piиce de quinze sous n'y йtait plus.
– Ah за! dit la Thйnardier, m'as-tu entendue?
Cosette retourna la poche, il n'y avait rien. Qu'est-ce que cet argent pouvait кtre devenu? La malheureuse petite ne trouva pas une parole. Elle йtait pйtrifiйe.
– Est-ce que tu l'as perdue, la piиce-quinze-sous? rвla la Thйnardier, ou bien est-ce que tu veux me la voler?
En mкme temps elle allongea le bras vers le martinet suspendu а la cheminйe.
Ce geste redoutable rendit а Cosette la force de crier:
– Grвce! madame! madame! je ne le ferai plus.
La Thйnardier dйtacha le martinet.
Cependant l'homme а la redingote jaune avait fouillй dans le gousset de son gilet, sans qu'on eыt remarquй ce mouvement. D'ailleurs les autres voyageurs buvaient ou jouaient aux cartes et ne faisaient attention а rien.
Cosette se pelotonnait avec angoisse dans l'angle de la cheminйe, tвchant de ramasser et de dйrober ses pauvres membres demi-nus. La Thйnardier leva le bras.
– Pardon, madame, dit l'homme, mais tout а l'heure j'ai vu quelque chose qui est tombй de la poche du tablier de cette petite et qui a roulй. C'est peut-кtre cela.
En mкme temps il se baissa et parut chercher а terre un instant.
– Justement. Voici, reprit-il en se relevant.
Et il tendit une piиce d'argent а la Thйnardier.
– Oui, c'est cela, dit-elle.
Ce n'йtait pas cela, car c'йtait une piиce de vingt sous, mais la Thйnardier y trouvait du bйnйfice. Elle mit la piиce dans sa poche, et se borna а jeter un regard farouche а l'enfant en disant:
– Que cela ne t'arrive plus, toujours!
Cosette rentra dans ce que la Thйnardier appelait «sa niche », et son grand њil, fixй sur le voyageur inconnu, commenзa а prendre une expression qu'il n'avait jamais eue. Ce n'йtait encore qu'un naпf йtonnement, mais une sorte de confiance stupйfaite s'y mкlait.
– А propos, voulez-vous souper? demanda la Thйnardier au voyageur.
Il ne rйpondit pas. Il semblait songer profondйment.
– Qu'est-ce que c'est que cet homme-lа? dit-elle entre ses dents. C'est quelque affreux pauvre. Cela n'a pas le sou pour souper. Me payera-t-il mon logement seulement? Il est bien heureux tout de mкme qu'il n'ait pas eu l'idйe de voler l'argent qui йtait а terre.
Cependant une porte s'йtait ouverte et Йponine et Azelma йtaient entrйes.
C'йtaient vraiment deux jolies petites filles, plutфt bourgeoises que paysannes, trиs charmantes, l'une avec ses tresses chвtaines bien lustrйes, l'autre avec ses longues nattes noires tombant derriиre le dos, toutes deux vives, propres, grasses, fraоches et saines а rйjouir le regard. Elles йtaient chaudement vкtues, mais avec un tel art maternel, que l'йpaisseur des йtoffes n'фtait rien а la coquetterie de l'ajustement. L'hiver йtait prйvu sans que le printemps fыt effacй. Ces deux petites dйgageaient de la lumiиre. En outre, elles йtaient rйgnantes. Dans leur toilette, dans leur gaоtй, dans le bruit qu'elles faisaient, il y avait de la souverainetй. Quand elles entrиrent, la Thйnardier leur dit d'un ton grondeur, qui йtait plein d'adoration:
– Ah! vous voilа donc, vous autres!
Puis, les attirant dans ses genoux l'une aprиs l'autre, lissant leurs cheveux, renouant leurs rubans, et les lвchant ensuite avec cette douce faзon de secouer qui est propre aux mиres, elle s'йcria:
– Sont-elles fagotйes!
Elles vinrent s'asseoir au coin du feu. Elles avaient une poupйe qu'elles tournaient et retournaient sur leurs genoux avec toutes sortes de gazouillements joyeux. De temps en temps, Cosette levait les yeux de son tricot, et les regardait jouer d'un air lugubre.
Йponine et Azelma ne regardaient pas Cosette. C'йtait pour elles comme le chien. Ces trois petites filles n'avaient pas vingt-quatre ans а elles trois, et elles reprйsentaient dйjа toute la sociйtй des hommes; d'un cфtй l'envie, de l'autre le dйdain[66].
La poupйe des sњurs Thйnardier йtait trиs fanйe et trиs vieille et toute cassйe, mais elle n'en paraissait pas moins admirable а Cosette, qui de sa vie n'avait eu une poupйe, une vraie poupйe, pour nous servir d'une expression que tous les enfants comprendront.
Tout а coup la Thйnardier, qui continuait d'aller et de venir dans la salle, s'aperзut que Cosette avait des distractions et qu'au lieu de travailler elle s'occupait des petites qui jouaient.
– Ah! je t'y prends! cria-t-elle. C'est comme cela que tu travailles! Je vais te faire travailler а coups de martinet, moi.
L'йtranger, sans quitter sa chaise, se tourna vers la Thйnardier.
– Madame, dit-il en souriant d'un air presque craintif, bah! laissez-la jouer!
De la part de tout voyageur qui eыt mangй une tranche de gigot et bu deux bouteilles de vin а son souper et qui n'eыt pas eu l'air d' un affreux pauvre, un pareil souhait eыt йtй un ordre. Mais qu'un homme qui avait ce chapeau se permоt d'avoir un dйsir et qu'un homme qui avait cette redingote se permоt d'avoir une volontй, c'est ce que la Thйnardier ne crut pas devoir tolйrer. Elle repartit aigrement:
– Il faut qu'elle travaille, puisqu'elle mange. Je ne la nourris pas а rien faire.
– Qu'est-ce qu'elle fait donc? reprit l'йtranger de cette voix douce qui contrastait si йtrangement avec ses habits de mendiant et ses йpaules de portefaix.
La Thйnardier daigna rйpondre:
– Des bas, s'il vous plaоt. Des bas pour mes petites filles qui n'en ont pas, autant dire, et qui vont tout а l'heure pieds nus.
L'homme regarda les pauvres pieds rouges de Cosette, et continua:
– Quand aura-t-elle fini cette paire de bas?
– Elle en a encore au moins pour trois ou quatre grands jours, la paresseuse.
– Et combien peut valoir cette paire de bas, quand elle sera faite?
La Thйnardier lui jeta un coup d'њil mйprisant.
– Au moins trente sous.
– La donneriez-vous pour cinq francs? reprit l'homme.
– Pardieu! s'йcria avec un gros rire un routier qui йcoutait, cinq francs? je crois fichtre bien! cinq balles!
Le Thйnardier crut devoir prendre la parole.
– Oui, monsieur, si c'est votre fantaisie, on vous donnera cette paire de bas pour cinq francs. Nous ne savons rien refuser aux voyageurs.
– Il faudrait payer tout de suite, dit la Thйnardier avec sa faзon brиve et pйremptoire.
– J'achиte cette paire de bas, rйpondit l'homme, et, ajouta-t-il en tirant de sa poche une piиce de cinq francs qu'il posa sur la table, – je la paye.
Puis il se tourna vers Cosette.
– Maintenant ton travail est а moi. Joue, mon enfant.
Le routier fut si йmu de la piиce de cinq francs, qu'il laissa lа son verre et accourut.
– C'est pourtant vrai! cria-t-il en l'examinant. Une vraie roue de derriиre! et pas fausse!
Le Thйnardier approcha et mit silencieusement la piиce dans son gousset.
La Thйnardier n'avait rien а rйpliquer. Elle se mordit les lиvres, et son visage prit une expression de haine.
Cependant Cosette tremblait. Elle se risqua а demander:
– Madame, est-ce que c'est vrai? est-ce que je peux jouer?
– Joue! dit la Thйnardier d'une voix terrible.