Chapitre I
Maоtre Gorbeau
Il y a quarante ans, le promeneur solitaire[72] qui s’aventurait dans les pays perdus de la Salpкtriиre, et qui montait par le boulevard jusque vers la barriиre d’Italie, arrivait а des endroits oщ l’on eыt pu dire que Paris disparaissait. Ce n’йtait pas la solitude, il y avait des passants; ce n’йtait pas la campagne, il y avait des maisons et des rues; ce n’йtait pas une ville, les rues avaient des orniиres comme les grandes routes et l’herbe y poussait; ce n’йtait pas un village, les maisons йtaient trop hautes. Qu’йtait-ce donc? C’йtait un lieu habitй oщ il n’y avait personne, c’йtait un lieu dйsert oщ il y avait quelqu’un; c’йtait un boulevard de la grande ville, une rue de Paris, plus farouche la nuit qu’une forкt, plus morne le jour qu’un cimetiиre.
C’йtait le vieux quartier du Marchй-aux-Chevaux.
Ce promeneur, s’il se risquait au delа des quatre murs caducs de ce Marchй-aux-Chevaux, s’il consentait mкme а dйpasser la rue du Petit-Banquier, aprиs avoir laissй а sa droite un courtil gardй par de hautes murailles, puis un prй oщ se dressaient des meules de tan pareilles а des huttes de castors gigantesques, puis un enclos encombrй de bois de charpente avec des tas de souches, de sciures et de copeaux en haut desquels aboyait un gros chien, puis un long mur bas tout en ruine, avec une petite porte noire et en deuil, chargй de mousses qui s’emplissaient de fleurs au printemps, puis, au plus dйsert, une affreuse bвtisse dйcrйpite sur laquelle on lisait en grosses lettres: DEFENSE D’AFFICHER, ce promeneur hasardeux atteignait l’angle de la rue des Vignes-Saint-Marcel, latitudes peu connues. Lа, prиs d’une usine et entre deux murs de jardins, on voyait en ce temps-lа une masure qui, au premier coup d’њil, semblait petite comme une chaumiиre et qui en rйalitй йtait grande comme une cathйdrale. Elle se prйsentait sur la voie publique de cфtй, par le pignon; de lа son exiguпtй apparente. Presque toute la maison йtait cachйe. On n’en apercevait que la porte et une fenкtre.
Cette masure n’avait qu’un йtage.
En l’examinant, le dйtail qui frappait d’abord, c’est que cette porte n’avait jamais pu кtre que la porte d’un bouge, tandis que cette croisйe, si elle eыt йtй coupйe dans la pierre de taille au lieu de l’кtre dans le moellon, aurait pu кtre la croisйe d’un hфtel.
La porte n’йtait autre chose qu’un assemblage de planches vermoulues grossiиrement reliйes par des traverses pareilles а des bыches mal йquarries. Elle s’ouvrait immйdiatement sur un roide escalier а hautes marches, boueux, plвtreux, poudreux, de la mкme largeur qu’elle, qu’on voyait de la rue monter droit comme une йchelle et disparaоtre dans l’ombre entre deux murs. Le haut de la baie informe que battait cette porte йtait masquй d’une volige йtroite au milieu de laquelle on avait sciй un jour triangulaire, tout ensemble lucarne et vasistas quand la porte йtait fermйe. Sur le dedans de la porte un pinceau trempй dans l’encre avait tracй en deux coups de poing le chiffre 52, et au-dessus de la volige le mкme pinceau avait barbouillй le numйro 50; de sorte qu’on hйsitait. Oщ est-on? Le dessus de la porte dit: au numйro 50; le dedans rйplique: non, au numйro 52[73]. On ne sait quels chiffons couleur de poussiиre pendaient comme des draperies au vasistas triangulaire.
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La fenкtre йtait large, suffisamment йlevйe, garnie de persiennes et de chвssis а grands carreaux; seulement ces grands carreaux avaient des blessures variйes, а la fois cachйes et trahies par un ingйnieux bandage en papier, et les persiennes, disloquйes et descellйes, menaзaient plutфt les passants qu’elles ne gardaient les habitants. Les abat-jour horizontaux y manquaient за et lа et йtaient naпvement remplacйs par des planches clouйes perpendiculairement; si bien que la chose commenзait en persienne et finissait en volet.
Cette porte qui avait l’air immonde et cette fenкtre qui avait l’air honnкte, quoique dйlabrйe, ainsi vues sur la mкme maison, faisaient l’effet de deux mendiants dйpareillйs qui iraient ensemble et marcheraient cфte а cфte avec deux mines diffйrentes sous les mкmes haillons, l’un ayant toujours йtй un gueux, l’autre ayant йtй un gentilhomme.
L’escalier menait а un corps de bвtiment trиs vaste qui ressemblait а un hangar dont on aurait fait une maison. Ce bвtiment avait pour tube intestinal un long corridor sur lequel s’ouvraient, а droite et а gauche, des espиces de compartiments de dimensions variйes, а la rigueur logeables et plutфt semblables а des йchoppes qu’а des cellules. Ces chambres prenaient jour sur des terrains vagues des environs. Tout cela йtait obscur, fвcheux, blafard, mйlancolique, sйpulcral; traversй, selon que les fentes йtaient dans le toit ou dans la porte, par des rayons froids ou par des bises glacйes. Une particularitй intйressante et pittoresque de ce genre d’habitation, c’est l’йnormitй des araignйes.
А gauche de la porte d’entrйe, sur le boulevard, а hauteur d’homme, une lucarne qu’on avait murйe faisait une niche carrйe pleine de pierres que les enfants y jetaient en passant.
Une partie de ce bвtiment a йtй derniиrement dйmolie. Ce qui en reste aujourd’hui peut encore faire juger de ce qu’il a йtй. Le tout, dans son ensemble, n’a guиre plus d’une centaine d’annйes. Cent ans, c’est la jeunesse d’une йglise et la vieillesse d’une maison. Il semble que le logis de l’homme participe de sa briиvetй et le logis de Dieu de son йternitй.
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Les facteurs de la poste appelaient cette masure le numйro 50-52; mais elle йtait connue dans le quartier sous le nom de maison Gorbeau.
Disons d’oщ lui venait cette appellation.
Les collecteurs de petits faits, qui se font des herbiers d’anecdotes et qui piquent dans leur mйmoire les dates fugaces avec une йpingle, savent qu’il y avait а Paris, au siиcle dernier, vers 1770, deux procureurs au Chвtelet, appelйs, l’un Corbeau, l’autre Renard. Deux noms prйvus par La Fontaine. L’occasion йtait trop belle pour que la basoche n’en fоt point gorge chaude. Tout de suite la parodie courut, en vers quelque peu boiteux, les galeries du Palais:
Maоtre Corbeau, sur un dossier perchй,
Tenait dans son bec une saisie exйcutoire;
Maоtre Renard, par l’odeur allйchй,
Lui fit а peu prиs cette histoire:
Hй bonjour! etc.
Les deux honnкtes praticiens, gкnйs par les quolibets et contrariйs dans leur port de tкte par les йclats de rire qui les suivaient, rйsolurent de se dйbarrasser de leurs noms et prirent le parti de s’adresser au roi. La requкte fut prйsentйe а Louis XV le jour mкme oщ le nonce du pape, d’un cфtй, et le cardinal de La Roche-Aymon, de l’autre, dйvotement agenouillйs tous les deux, chaussиrent, en prйsence de sa majestй, chacun d’une pantoufle les deux pieds nus de madame Du Barry sortant du lit. Le roi, qui riait, continua de rire, passa gaоment des deux йvкques aux deux procureurs, et fit а ces robins grвce de leurs noms, ou а peu prиs. Il fut permis, de par le roi, а maоtre Corbeau d’ajouter une queue а son initiale et de se nommer Gorbeau; maоtre Renard fut moins heureux, il ne put obtenir que de mettre un P devant son R et de s’appeler Prenard; si bien que le deuxiиme nom n’йtait guиre moins ressemblant que le premier.
Or, selon la tradition locale, ce maоtre Gorbeau avait йtй propriйtaire de la bвtisse numйrotйe 50-52 boulevard de l’Hфpital. Il йtait mкme l’auteur de la fenкtre monumentale.
De lа а cette masure le nom de maison Gorbeau.
Vis-а-vis le numйro 50-52 se dresse, parmi les plantations du boulevard, un grand orme aux trois quarts mort; presque en face s’ouvre la rue de la barriиre des Gobelins, rue alors sans maisons, non pavйe, plantйe d’arbres mal venus, verte ou fangeuse selon la saison, qui allait aboutir carrйment au mur d’enceinte de Paris. Une odeur de couperose sort par bouffйes des toits d’une fabrique voisine.
La barriиre йtait tout prиs. En 1823, le mur d’enceinte existait encore.
Cette barriиre elle-mкme jetait dans l’esprit des figures funestes. C’йtait le chemin de Bicкtre. C’est par lа que, sous l’Empire et la Restauration, rentraient а Paris les condamnйs а mort le jour de leur exйcution. C’est lа que fut commis vers 1829 ce mystйrieux assassinat dit «de la barriиre de Fontainebleau » dont la justice n’a pu dйcouvrir les auteurs, problиme funиbre qui n’a pas йtй йclairci, йnigme effroyable qui n’a pas йtй ouverte. Faites quelques pas, vous trouvez cette fatale rue Croulebarbe oщ Ulbach[74] poignarda la chevriиre d’Ivry au bruit du tonnerre, comme dans un mйlodrame. Quelques pas encore, et vous arrivez aux abominables ormes йtкtйs de la barriиre Saint-Jacques, cet expйdient des philanthropes cachant l’йchafaud, cette mesquine et honteuse place de Grиve d’une sociйtй boutiquiиre et bourgeoise, qui a reculй devant la peine de mort, n’osant ni l’abolir avec grandeur, ni la maintenir avec autoritй.
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Il y a trente-sept ans, en laissant а part cette place Saint-Jacques qui йtait comme prйdestinйe et qui a toujours йtй horrible, le point le plus morne peut-кtre de tout ce morne boulevard йtait l’endroit, si peu attrayant encore aujourd’hui, oщ l’on rencontrait la masure 50-52.
Les maisons bourgeoises n’ont commencй а poindre lа que vingt-cinq ans plus tard. Le lieu йtait morose. Aux idйes funиbres qui vous y saisissaient, on se sentait entre la Salpкtriиre dont on entrevoyait le dфme et Bicкtre[75] dont on touchait la barriиre; c’est-а-dire entre la folie de la femme et la folie de l’homme. Si loin que la vue pыt s’йtendre, on n’apercevait que les abattoirs, le mur d’enceinte et quelques rares faзades d’usines, pareilles а des casernes ou а des monastиres; partout des baraques et des plвtras, de vieux murs noirs comme des linceuls, des murs neufs blancs comme des suaires; partout des rangйes d’arbres parallиles, des bвtisses tirйes au cordeau, des constructions plates, de longues lignes froides, et la tristesse lugubre des angles droits. Pas un accident de terrain, pas un caprice d’architecture, pas un pli. C’йtait un ensemble glacial, rйgulier, hideux. Rien ne serre le cњur comme la symйtrie. C’est que la symйtrie, c’est l’ennui, et l’ennui est le fond mкme du deuil. Le dйsespoir bвille. On peut rкver quelque chose de plus terrible qu’un enfer oщ l’on souffre, c’est un enfer oщ l’on s’ennuierait. Si cet enfer existait, ce morceau du boulevard de l’Hфpital en eыt pu кtre l’avenue.
Cependant, а la nuit tombante, au moment oщ la clartй s’en va, l’hiver surtout, а l’heure oщ la bise crйpusculaire arrache aux ormes leurs derniиres feuilles rousses, quand l’ombre est profonde et sans йtoiles, ou quand la lune et le vent font des trous dans les nuages, ce boulevard devenait tout а coup effrayant. Les lignes droites s’enfonзaient et se perdaient dans les tйnиbres comme des tronзons de l’infini. Le passant ne pouvait s’empкcher de songer aux innombrables traditions patibulaires du lieu. La solitude de cet endroit oщ il s’йtait commis tant de crimes avait quelque chose d’affreux. On croyait pressentir des piиges dans cette obscuritй, toutes les formes confuses de l’ombre paraissaient suspectes, et les longs creux carrйs qu’on apercevait entre chaque arbre semblaient des fosses. Le jour, c’йtait laid; le soir, c’йtait lugubre; la nuit, c’йtait sinistre.
L’йtй, au crйpuscule, on voyait за et lа quelques vieilles femmes, assises au pied des ormes sur des bancs moisis par les pluies. Ces bonnes vieilles mendiaient volontiers.
Du reste ce quartier, qui avait plutфt l’air surannй qu’antique, tendait dиs lors а se transformer. Dиs cette йpoque, qui voulait le voir devait se hвter. Chaque jour quelque dйtail de cet ensemble s’en allait. Aujourd’hui, et depuis vingt ans, l’embarcadиre du chemin de fer d’Orlйans est lа, а cфtй du vieux faubourg, et le travaille. Partout oщ l’on place, sur la lisiиre d’une capitale, l’embarcadиre d’un chemin de fer, c’est la mort d’un faubourg et la naissance d’une ville. Il semble qu’autour de ces grands centres du mouvement des peuples, au roulement de ces puissantes machines, au souffle de ces monstrueux chevaux de la civilisation qui mangent du charbon et vomissent du feu, la terre pleine de germes tremble et s’ouvre pour engloutir les anciennes demeures des hommes et laisser sortir les nouvelles. Les vieilles maisons croulent, les maisons neuves montent.
Depuis que la gare du railway d’Orlйans a envahi les terrains de la Salpкtriиre, les antiques rues йtroites qui avoisinent les fossйs Saint-Victor et le Jardin des Plantes s’йbranlent, violemment traversйes trois ou quatre fois chaque jour par ces courants de diligences, de fiacres et d’omnibus qui, dans un temps donnй, refoulent les maisons а droite et а gauche; car il y a des choses bizarres а йnoncer qui sont rigoureusement exactes, et de mкme qu’il est vrai de dire que dans les grandes villes le soleil fait vйgйter et croоtre les faзades des maisons au midi, il est certain que le passage frйquent des voitures йlargit les rues. Les symptфmes d’une vie nouvelle sont йvidents. Dans ce vieux quartier provincial, aux recoins les plus sauvages, le pavй se montre, les trottoirs commencent а ramper et а s’allonger, mкme lа oщ il n’y a pas encore de passants. Un matin, matin mйmorable, en juillet 1845, on y vit tout а coup fumer les marmites noires du bitume; ce jour-lа on put dire que la civilisation йtait arrivйe rue de Lourcine et que Paris йtait entrй dans le faubourg Saint-Marceau[76].
Chapitre II
Nid pour hibou et fauvette
Ce fut devant cette masure Gorbeau que Jean Valjean s'arrкta. Comme les oiseaux fauves, il avait choisi le lieu le plus dйsert pour y faire son nid.
Il fouilla dans son gilet, y prit une sorte de passe-partout, ouvrit la porte, entra, puis la referma avec soin, et monta l'escalier, portant toujours Cosette.
Au haut de l'escalier, il tira de sa poche une autre clef avec laquelle il ouvrit une autre porte. La chambre oщ il entra et qu'il referma sur-le-champ йtait une espиce de galetas assez spacieux meublй d'un matelas posй а terre, d'une table et de quelques chaises. Un poкle allumй et dont on voyait la braise йtait dans un coin. Le rйverbиre du boulevard йclairait vaguement cet intйrieur pauvre. Au fond il y avait un cabinet avec un lit de sangle. Jean Valjean porta l'enfant sur ce lit et l'y dйposa sans qu'elle s'йveillвt.
Il battit le briquet, et alluma une chandelle; tout cela йtait prйparй d'avance sur la table; et, comme il l'avait fait la veille, il se mit а considйrer Cosette d'un regard plein d'extase oщ l'expression de la bontй et de l'attendrissement allait presque jusqu'а l'йgarement. La petite fille, avec cette confiance tranquille qui n'appartient qu'а l'extrкme force et qu'а l'extrкme faiblesse, s'йtait endormie sans savoir avec qui elle йtait, et continuait de dormir sans savoir oщ elle йtait.
Jean Valjean se courba et baisa la main de cette enfant.
Neuf mois auparavant il baisait la main de la mиre qui, elle aussi, venait de s'endormir.
Le mкme sentiment douloureux, religieux, poignant, lui remplissait le coeur.
Il s'agenouilla prиs du lit de Cosette.
Il faisait grand jour que l'enfant dormait encore. Un rayon pвle du soleil de dйcembre traversait la croisйe du galetas et traоnait sur le plafond de longs filandres d'ombre et de lumiиre. Tout а coup une charrette de cartier, lourdement chargйe, qui passait sur la chaussйe du boulevard, йbranla la baraque comme un roulement d'orage et la fit trembler du haut en bas.
– Oui, madame! cria Cosette rйveillйe en sursaut, voilа! voilа!
Et elle se jeta а bas du lit, les paupiиres encore а demi fermйes par la pesanteur du sommeil, йtendant le bras vers l'angle du mur.
– Ah! mon Dieu! mon balai! dit-elle.
Elle ouvrit tout а fait les yeux, et vit le visage souriant de Jean Valjean.
– Ah! tiens, c'est vrai! dit l'enfant. Bonjour, monsieur.
Les enfants acceptent tout de suite et familiиrement la joie et le bonheur, йtant eux-mкmes naturellement bonheur et joie.
Cosette aperзut Catherine au pied de son lit, et s'en empara, et, tout en jouant, elle faisait cent questions а Jean Valjean. – Oщ elle йtait? Si c'йtait grand, Paris? Si madame Thйnardier йtait bien loin? Si elle ne reviendrait pas? etc., etc. Tout а coup elle s'йcria: – Comme c'est joli ici!
C'йtait un affreux taudis; mais elle se sentait libre.
– Faut-il que je balaye? reprit-elle enfin.
– Joue, dit Jean Valjean.
La journйe se passa ainsi. Cosette, sans s'inquiйter de rien comprendre, йtait inexprimablement heureuse entre cette poupйe et ce bonhomme.
Chapitre III
Deux malheurs mкlйs font du bonheur
Le lendemain au point du jour, Jean Valjean йtait encore prиs du lit de Cosette. Il attendit lа, immobile, et il la regarda se rйveiller.
Quelque chose de nouveau lui entrait dans l’вme.
Jean Valjean n’avait jamais rien aimй. Depuis vingt-cinq ans il йtait seul au monde. Il n’avait jamais йtй pиre, amant, mari, ami. Au bagne il йtait mauvais, sombre, chaste, ignorant et farouche. Le cњur de ce vieux forзat йtait plein de virginitйs. Sa sњur et les enfants de sa sњur ne lui avaient laissй qu’un souvenir vague et lointain qui avait fini par s’йvanouir presque entiиrement. Il avait fait tous ses efforts pour les retrouver, et, n’ayant pu les retrouver, il les avait oubliйs. La nature humaine est ainsi faite. Les autres йmotions tendres de sa jeunesse, s’il en avait, йtaient tombйes dans un abоme.
Quand il vit Cosette, quand il l’eut prise, emportйe et dйlivrйe, il sentit se remuer ses entrailles. Tout ce qu’il y avait de passionnй et d’affectueux en lui s’йveilla et se prйcipita vers cet enfant. Il allait prиs du lit oщ elle dormait, et il y tremblait de joie; il йprouvait des йpreintes[77] comme une mиre et il ne savait ce que c’йtait; car c’est une chose bien obscure et bien douce que ce grand et йtrange mouvement d’un cњur qui se met а aimer.
Pauvre vieux cњur tout neuf!
Seulement, comme il avait cinquante-cinq ans et que Cosette en avait huit, tout ce qu’il aurait pu avoir d’amour dans toute sa vie se fondit en une sorte de lueur ineffable.
C’йtait la deuxiиme apparition blanche qu’il rencontrait. L’йvкque avait fait lever а son horizon l’aube de la vertu; Cosette y faisait lever l’aube de l’amour.
Les premiers jours s’йcoulиrent dans cet йblouissement.
De son cфtй, Cosette, elle aussi, devenait autre, а son insu, pauvre petit кtre! Elle йtait si petite quand sa mиre l’avait quittйe qu’elle ne s’en souvenait plus. Comme tous les enfants, pareils aux jeunes pousses de la vigne qui s’accrochent а tout, elle avait essayй d’aimer. Elle n’y avait pu rйussir. Tous l’avaient repoussйe, les Thйnardier, leurs enfants, d’autres enfants. Elle avait aimй le chien, qui йtait mort. Aprиs quoi, rien n’avait voulu d’elle, ni personne. Chose lugubre а dire, et que nous avons dйjа indiquйe, а huit ans elle avait le cњur froid. Ce n’йtait pas sa faute, ce n’йtait point la facultй d’aimer qui lui manquait; hйlas! c’йtait la possibilitй. Aussi, dиs le premier jour, tout ce qui sentait et songeait en elle se mit а aimer ce bonhomme. Elle йprouvait ce qu’elle n’avait jamais ressenti, une sensation d’йpanouissement.
Le bonhomme ne lui faisait mкme plus l’effet d’кtre vieux, ni d’кtre pauvre. Elle trouvait Jean Valjean beau, de mкme qu’elle trouvait le taudis joli.
Ce sont lа des effets d’aurore, d’enfance, de jeunesse, de joie. La nouveautй de la terre et de la vie y est pour quelque chose. Rien n’est charmant comme le reflet colorant du bonheur sur le grenier. Nous avons tous ainsi dans notre passй un galetas bleu.
La nature, cinquante ans d’intervalle, avaient mis une sйparation profonde entre Jean Valjean et Cosette; cette sйparation, la destinйe la combla. La destinйe unit brusquement et fianзa avec son irrйsistible puissance ces deux existences dйracinйes, diffйrentes par l’вge, semblables par le deuil. L’une en effet complйtait l’autre. L’instinct de Cosette cherchait un pиre comme l’instinct de Jean Valjean cherchait un enfant. Se rencontrer, ce fut se trouver. Au moment mystйrieux oщ leurs deux mains se touchиrent, elles se soudиrent. Quand ces deux вmes s’aperзurent, elles se reconnurent comme йtant le besoin l’une de l’autre et s’embrassиrent йtroitement.
En prenant les mots dans leur sens le plus comprйhensif et le plus absolu, on pourrait dire que, sйparйs de tout par des murs de tombe, Jean Valjean йtait le Veuf comme Cosette йtait l’Orpheline. Cette situation fit que Jean Valjean devint d’une faзon cйleste le pиre de Cosette.
Et, en vйritй, l’impression mystйrieuse produite а Cosette, au fond du bois de Chelles, par la main de Jean Valjean saisissant la sienne dans l’obscuritй, n’йtait pas une illusion, mais une rйalitй. L’entrйe de cet homme dans la destinйe de cet enfant avait йtй l’arrivйe de Dieu.
Du reste, Jean Valjean avait bien choisi son asile. Il йtait lа dans une sйcuritй qui pouvait sembler entiиre.
La chambre а cabinet qu’il occupait avec Cosette йtait celle dont la fenкtre donnait sur le boulevard. Cette fenкtre йtant unique dans la maison, aucun regard de voisin n’йtait а craindre, pas plus de cфtй qu’en face.
Le rez-de-chaussйe du numйro 50-52, espиce d’appentis dйlabrй, servait de remise а des maraоchers, et n’avait aucune communication avec le premier. Il en йtait sйparй par le plancher qui n’avait ni trappe ni escalier et qui йtait comme le diaphragme de la masure. Le premier йtage contenait, comme nous l’avons dit, plusieurs chambres et quelques greniers, dont un seulement йtait occupй par une vieille femme qui faisait le mйnage de Jean Valjean. Tout le reste йtait inhabitй.
C’йtait cette vieille femme, ornйe du nom de principale locataire et en rйalitй chargйe des fonctions de portiиre, qui lui avait louй ce logis dans la journйe de Noлl. Il s’йtait donnй а elle pour un rentier ruinй par les bons d’Espagne, qui allait venir demeurer lа avec sa petite-fille. Il avait payй six mois d’avance et chargй la vieille de meubler la chambre et le cabinet comme on a vu. C’йtait cette bonne femme qui avait allumй le poкle et tout prйparй le soir de leur arrivйe.
Les semaines se succйdиrent. Ces deux кtres menaient dans ce taudis misйrable une existence heureuse.
Dиs l’aube Cosette riait, jasait, chantait. Les enfants ont leur chant du matin comme les oiseaux.
Il arrivait quelquefois que Jean Valjean lui prenait sa petite main rouge et crevassйe d’engelures et la baisait. La pauvre enfant, accoutumйe а кtre battue, ne savait ce que cela voulait dire, et s’en allait toute honteuse.
Par moments elle devenait sйrieuse et elle considйrait sa petite robe noire. Cosette n’йtait plus en guenilles, elle йtait en deuil. Elle sortait de la misиre et elle entrait dans la vie.
Jean Valjean s’йtait mis а lui enseigner а lire. Parfois, tout en faisant йpeler l’enfant, il songeait que c’йtait avec l’idйe de faire le mal qu’il avait appris а lire au bagne. Cette idйe avait tournй а montrer а lire а un enfant. Alors le vieux galйrien souriait du sourire pensif des anges.
Il sentait lа une prйmйditation d’en haut, une volontй de quelqu’un qui n’est pas l’homme, et il se perdait dans la rкverie. Les bonnes pensйes ont leurs abоmes comme les mauvaises.
Apprendre а lire а Cosette, et la laisser jouer, c’йtait а peu prиs lа toute la vie de Jean Valjean. Et puis il lui parlait de sa mиre et il la faisait prier.
Elle l’appelait: pиre, et ne lui savait pas d’autre nom.
Il passait des heures а la contempler, habillant et dйshabillant sa poupйe, et а l’йcouter gazouiller. La vie lui paraissait dйsormais pleine d’intйrкt, les hommes lui semblaient bons et justes, il ne reprochait dans sa pensйe plus rien а personne, il n’apercevait aucune raison de ne pas vieillir trиs vieux maintenant que cette enfant l’aimait. Il se voyait tout un avenir йclairй par Cosette comme par une charmante lumiиre. Les meilleurs ne sont pas exempts d’une pensйe йgoпste. Par moments il songeait avec une sorte de joie qu’elle serait laide.
Ceci n’est qu’une opinion personnelle; mais pour dire notre pensйe tout entiиre, au point oщ en йtait Jean Valjean quand il se mit а aimer Cosette, il ne nous est pas prouvй qu’il n’ait pas eu besoin de ce ravitaillement pour persйvйrer dans le bien. Il venait de voir sous de nouveaux aspects la mйchancetй des hommes et la misиre de la sociйtй, aspects incomplets et qui ne montraient fatalement qu’un cфtй du vrai, le sort de la femme rйsumй dans Fantine, l’autoritй publique personnifiйe dans Javert; il йtait retournй au bagne, cette fois pour avoir bien fait; de nouvelles amertumes l’avaient abreuvй; le dйgoыt et la lassitude le reprenaient; le souvenir mкme de l’йvкque touchait peut-кtre а quelque moment d’йclipse, sauf а reparaоtre plus tard lumineux et triomphant; mais enfin ce souvenir sacrй s’affaiblissait. Qui sait si Jean Valjean n’йtait pas а la veille de se dйcourager et de retomber? Il aima, et il redevint fort. Hйlas! il n’йtait guиre moins chancelant que Cosette. Il la protйgea et elle l’affermit. Grвce а lui, elle put marcher dans la vie; grвce а elle, il put continuer dans la vertu. Il fut le soutien de cet enfant et cet enfant fut son point d’appui. O mystиre insondable et divin des йquilibres de la destinйe!
Chapitre IV
Les remarques de la principale locataire
Jean Valjean avait la prudence de ne sortir jamais le jour. Tous les soirs, au crйpuscule, il se promenait une heure ou deux, quelquefois seul, souvent avec Cosette, cherchant les contre-allйes du boulevard les plus solitaires, ou entrant dans les йglises а la tombйe de la nuit. Il allait volontiers а Saint-Mйdard qui est l’йglise la plus proche. Quand il n’emmenait pas Cosette, elle restait avec la vieille femme; mais c’йtait la joie de l’enfant de sortir avec le bonhomme. Elle prйfйrait une heure avec lui mкme aux tкte-а-tкte ravissants de Catherine. Il marchait en la tenant par la main et en lui disant des choses douces.
Il se trouva que Cosette йtait trиs gaie.
La vieille faisait le mйnage et la cuisine et allait aux provisions.
Ils vivaient sobrement, ayant toujours un peu de feu, mais comme des gens trиs gкnйs. Jean Valjean n’avait rien changй au mobilier du premier jour; seulement il avait fait remplacer par une porte pleine la porte vitrйe du cabinet de Cosette.
Il avait toujours sa redingote jaune, sa culotte noire et son vieux chapeau. Dans la rue on le prenait pour un pauvre. Il arrivait quelquefois que des bonnes femmes se retournaient et lui donnaient un sou. Jean Valjean recevait le sou et saluait profondйment. Il arrivait aussi parfois qu’il rencontrait quelque misйrable demandant la charitй, alors il regardait derriиre lui si personne ne le voyait, s’approchait furtivement du malheureux, lui mettait dans la main une piиce de monnaie, souvent une piиce d’argent, et s’йloignait rapidement. Cela avait ses inconvйnients. On commenзait а le connaоtre dans le quartier sous le nom du mendiant qui fait l’aumфne.
La vieille principale locataire, crйature rechignйe, toute pйtrie vis-а-vis du prochain de l’attention des envieux, examinait beaucoup Jean Valjean, sans qu’il s’en doutвt. Elle йtait un peu sourde, ce qui la rendait bavarde. Il lui restait de son passй deux dents, l’une en haut, l’autre en bas, qu’elle cognait toujours l’une contre l’autre. Elle avait fait des questions а Cosette qui, ne sachant rien, n’avait pu rien dire, sinon qu’elle venait de Montfermeil. Un matin, cette guetteuse aperзut Jean Valjean qui entrait, d’un air qui sembla а la commиre particulier, dans un des compartiments inhabitйs de la masure. Elle le suivit du pas d’une vieille chatte, et put l’observer, sans en кtre vue, par la fente de la porte qui йtait tout contre. Jean Valjean, pour plus de prйcaution sans doute, tournait le dos а cette porte. La vieille le vit fouiller dans sa poche et y prendre un йtui, des ciseaux et du fil, puis il se mit а dйcoudre la doublure d’un pan de sa redingote et il tira de l’ouverture un morceau de papier jaunвtre qu’il dйplia. La vieille reconnut avec йpouvante que c’йtait un billet de mille francs. C’йtait le second ou le troisiиme qu’elle voyait depuis qu’elle йtait au monde. Elle s’enfuit trиs effrayйe.
Un moment aprиs, Jean Valjean l’aborda et la pria d’aller lui changer ce billet de mille francs, ajoutant que c’йtait le semestre de sa rente qu’il avait touchй la veille. – Oщ? pensa la vieille. Il n’est sorti qu’а six heures du soir, et la caisse du gouvernement n’est certainement pas ouverte а cette heure-lа. La vieille alla changer le billet et fit ses conjectures. Ce billet de mille francs, commentй et multipliй, produisit une foule de conversations effarйes parmi les commиres de la rue des Vignes-Saint-Marcel.
Les jours suivants, il arriva que Jean Valjean, en manches de veste, scia du bois dans le corridor. La vieille йtait dans la chambre et faisait le mйnage. Elle йtait seule, Cosette йtant occupйe а admirer le bois qu’on sciait, la vieille vit la redingote accrochйe а un clou, et la scruta: la doublure avait йtй recousue. La bonne femme la palpa attentivement, et crut sentir dans les pans et dans les entournures des йpaisseurs de papier. D’autres billets de mille francs sans doute!
Elle remarqua en outre qu’il y avait toutes sortes de choses dans les poches, non seulement les aiguilles, les ciseaux et le fil qu’elle avait vus, mais un gros portefeuille, un trиs grand couteau, et, dйtail suspect, plusieurs perruques de couleurs variйes. Chaque poche de cette redingote avait l’air d’кtre une faзon d’en-cas pour des йvйnements imprйvus.
Les habitants de la masure atteignirent ainsi les derniers jours de l’hiver.
Chapitre V
Une piиce de cinq francs qui tombe а terre fait du bruit
Il y avait prиs de Saint-Mйdard un pauvre qui s'accroupissait sur la margelle d'un puits banal condamnй, et auquel Jean Valjean faisait volontiers la charitй. Il ne passait guиre devant cet homme sans lui donner quelques sous. Parfois il lui parlait. Les envieux de ce mendiant disaient qu'il йtait de la police. C'йtait un vieux bedeau de soixante-quinze ans qui marmottait continuellement des oraisons.
Un soir que Jean Valjean passait par lа, il n'avait pas Cosette avec lui, il aperзut le mendiant а sa place ordinaire sous le rйverbиre qu'on venait d'allumer. Cet homme, selon son habitude, semblait prier et йtait tout courbй. Jean Valjean alla а lui et lui mit dans la main son aumфne accoutumйe. Le mendiant leva brusquement les yeux, regarda fixement Jean Valjean, puis baissa rapidement la tкte. Ce mouvement fut comme un йclair, Jean Valjean eut un tressaillement. Il lui sembla qu'il venait d'entrevoir, а la lueur du rйverbиre, non le visage placide et bйat du vieux bedeau, mais une figure effrayante et connue. Il eut l'impression qu'on aurait en se trouvant tout а coup dans l'ombre face а face avec un tigre. Il recula terrifiй et pйtrifiй, n'osant ni respirer, ni parler, ni rester, ni fuir, considйrant le mendiant qui avait baissй sa tкte couverte d'une loque et paraissait ne plus savoir qu'il йtait lа. Dans ce moment йtrange, un instinct, peut-кtre l'instinct mystйrieux de la conservation, fit que Jean Valjean ne prononзa pas une parole. Le mendiant avait la mкme taille, les mкmes guenilles, la mкme apparence que tous les jours. – Bah! … dit Jean Valjean, je suis fou! je rкve! impossible! – Et il rentra profondйment troublй.
C'est а peine s'il osait s'avouer а lui-mкme que cette figure qu'il avait cru voir йtait la figure de Javert.
La nuit, en y rйflйchissant, il regretta de n'avoir pas questionnй l'homme pour le forcer а lever la tкte une seconde fois.
Le lendemain а la nuit tombante il y retourna. Le mendiant йtait а sa place. – Bonjour, bonhomme, dit rйsolument Jean Valjean en lui donnant un sou. Le mendiant leva la tкte, et rйpondit d'une voix dolente: – Merci, mon bon monsieur. – C'йtait bien le vieux bedeau. Jean Valjean se sentit pleinement rassurй. Il se mit а rire. – Oщ diable ai-je йtй voir lа Javert? pensa-t-il. Ah за, est-ce que je vais avoir la berlue а prйsent? – Il n'y songea plus.
Quelques jours aprиs, il pouvait кtre huit heures du soir, il йtait dans sa chambre et il faisait йpeler Cosette а haute voix, il entendit ouvrir, puis refermer la porte de la masure. Cela lui parut singulier. La vieille, qui seule habitait avec lui la maison, se couchait toujours а la nuit pour ne point user de chandelle. Jean Valjean fit signe а Cosette de se taire. Il entendit qu'on montait l'escalier. А la rigueur ce pouvait кtre la vieille qui avait pu se trouver malade et aller chez l'apothicaire. Jean Valjean йcouta. Le pas йtait lourd et sonnait comme le pas d'un homme; mais la vieille portait de gros souliers et rien ne ressemble au pas d'un homme comme le pas d'une vieille femme. Cependant Jean Valjean souffla sa chandelle.
Il avait envoyй Cosette au lit en lui disant tout bas: – Couche-toi bien doucement; et, pendant qu'il la baisait au front, les pas s'йtaient arrкtйs. Jean Valjean demeura en silence, immobile, le dos tournй а la porte, assis sur sa chaise dont il n'avait pas bougй, retenant son souffle dans l'obscuritй. Au bout d'un temps assez long, n'entendant plus rien, il se retourna sans faire de bruit, et, comme il levait les yeux vers la porte de sa chambre, il vit une lumiиre par le trou de la serrure. Cette lumiиre faisait une sorte d'йtoile sinistre dans le noir de la porte et du mur. Il y avait йvidemment lа quelqu'un qui tenait une chandelle а la main, et qui йcoutait.
Quelques minutes s'йcoulиrent, et la lumiиre s'en alla. Seulement il n'entendit plus aucun bruit de pas, ce qui semblait indiquer que celui qui йtait venu йcouter а la porte avait фtй ses souliers.
Jean Valjean se jeta tout habillй sur son lit et ne put fermer l'њil de la nuit.
Au point du jour, comme il s'assoupissait de fatigue, il fut rйveillй par le grincement d'une porte qui s'ouvrait а quelque mansarde du fond du corridor, puis il entendit le mкme pas d'homme qui avait montй l'escalier la veille. Le pas s'approchait. Il se jeta а bas du lit et appliqua son њil au trou de sa serrure, lequel йtait assez grand, espйrant voir au passage l'кtre quelconque qui s'йtait introduit la nuit dans la masure et qui avait йcoutй а sa porte. C'йtait un homme en effet qui passa, cette fois sans s'arrкter, devant la chambre de Jean Valjean. Le corridor йtait encore trop obscur pour qu'on pыt distinguer son visage; mais quand l'homme arriva а l'escalier, un rayon de la lumiиre du dehors le fit saillir comme une silhouette, et Jean Valjean le vit de dos complиtement. L'homme йtait de haute taille, vкtu d'une redingote longue, avec un gourdin sous son bras. C'йtait l'encolure formidable de Javert.
Jean Valjean aurait pu essayer de le revoir par sa fenкtre sur le boulevard. Mais il eыt fallu ouvrir cette fenкtre, il n'osa pas.
Il йtait йvident que cet homme йtait entrй avec une clef, et comme chez lui. Qui lui avait donnй cette clef? qu'est-ce que cela voulait dire?
А sept heures du matin, quand la vieille vint faire le mйnage, Jean Valjean lui jeta un coup d'њil pйnйtrant, mais il ne l'interrogea pas. La bonne femme йtait comme а l'ordinaire.
Tout en balayant, elle lui dit:
– Monsieur a peut-кtre entendu quelqu'un qui entrait cette nuit?
А cet вge et sur ce boulevard, huit heures du soir, c'est la nuit la plus noire.
– А propos, c'est vrai, rйpondit-il de l'accent le plus naturel. Qui йtait-ce donc?
– C'est un nouveau locataire, dit la vieille, qu'il y a dans la maison.
– Et qui s'appelle?
– Je ne sais plus trop. Monsieur Dumont ou Daumont. Un nom comme cela.
– Et qu'est-ce qu'il est, ce monsieur Dumont.
La vieille le considйra avec ses petits yeux de fouine, et rйpondit:
– Un rentier, comme vous.
Elle n'avait peut-кtre aucune intention. Jean Valjean crut lui en dйmкler une.
Quant la vieille fut partie, il fit un rouleau d'une centaine de francs qu'il avait dans une armoire et le mit dans sa poche. Quelque prйcaution qu'il prit dans cette opйration pour qu'on ne l'entendоt pas remuer de l'argent, une piиce de cent sous lui йchappa des mains et roula bruyamment sur le carreau.
А la brune, il descendit et regarda avec attention de tous les cфtйs sur le boulevard. Il n'y vit personne. Le boulevard semblait absolument dйsert. Il est vrai qu'on peut s'y cacher derriиre les arbres.
Il remonta.
– Viens, dit-il а Cosette.
Il la prit par la main, et ils sortirent tous deux.